Suzuran d’Aki Shimazaki, un drame romantique

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Aki Shimazaki, auteure des pentalogies Le Poids des secrets, Au cœur du Yamato et L’Ombre du chardon, poursuit son œuvre littéraire singulière avec Suzuran, premier tome d’un Quatrième cycle de cinq romans. Elle y conte l’histoire d’une céramiste sans cesse comparée à son aînée au moyen d’une écriture précise et d’un style épuré.

Une rivalité sororale

Anzu, s’exprimant à la première personne du singulier, est la cadette de la famille Niré. Elle vit seule avec son garçon Tôru dans la ville de Yonago – lieu-dit donnant à la fois vue sur la mer et le mont Daisen – et profite de ce cadre naturel pour insuffler à son œuvre toute sa poésie, tout son caractère : elle pratique l’art traditionnel de la poterie comme son grand-père le lui a enseigné dès son plus jeune âge. Ayant perfectionné sa technique, elle est aujourd’hui reconnue dans ce domaine et peut vivre de sa passion. Sa sœur Kyôko la taquine d’ailleurs à ce sujet, Anzu serait peut-être bien « mariée avec [son] art ».

Kyôko, l’aînée d’Anzu, apparaît du reste comme antinomique à sa puînée. Aki Shimazaki fait d’elle une femme « belle », indépendante, confiante, croqueuse d’hommes, d’une grande ambition, délaissant volontiers la sérénité des petites villes pour l’agitation de Tokyo ; quand Anzu est au contraire peu sûre d’elle et de ses qualités, n’a eu que trois amants et a toujours agi de façon à contredire les assertions de sa sœur. C’est ainsi qu’Anzu épouse R., le père de Tôru, davantage pour « surprendre Kyôko » que par amour, nous confie-t-elle sans effusion. Elle mettra fin à ce mariage devant les comportements adultérins de R., infidélités lui rappelant quelque peu la façon dont son premier amour Akira s’est séparé d’elle, épris d’une autre.

Anzu semble néanmoins être à un tournant de sa vie, désormais prête à se laisser cueillir par l’amour et le désir. La réunion des ancien·ne·s élèves de son école, où elle reverra Akira, et l’arrivée de Kyôko, en visite à Yonago pour présenter son fiancé à ses proches, déclencheront une série d’événements inattendus pour la céramiste qui va devoir réévaluer son passé sentimental et sa relation décidément singulière avec sa sœur.

Nous sommes sœurs. Notre sang commun ne changera jamais, il est impossible de couper le lien.

Une pièce centrale

Dès les premières pages de son roman, Aki Shimazaki présente la pièce qui sera « au cœur de [l’]exposition » de sa narratrice, un vase ikebana dont la forme « [évoque] une clochette » et qu’Anzu nomme donc suzuran. Les suzuran, explique subséquemment l’écrivaine, sont les « petites fleurs blanches en forme de clochette » du muguet, petites fleurs aussi connues, selon la mère d’Anzu, sous les expressions respectivement anglophone et francophone, lily of the valley et « amourette ».

Cette pièce nommée suzuran se retrouve bientôt, non seulement au cœur de l’exposition d’Anzu, mais aussi au « cœur » de l’intrigue. Aki Shimazaki choisit en effet de faire du muguet, une plante dite « discrète », « au charme particulier », parfois « toxique » et « mortelle », un motif littéraire très fort de son œuvre. Le mot est ici associé aux créations de la céramiste mais aussi aux moult « amourettes » qui nous sont révélées au fil des retrouvailles d’Anzu avec les êtres de son passé.

Aussi, Anzu semble avoir des sentiments ambivalents pour le mot suzuran dont elle découvre successivement les différentes connotations. Son vase lui inspire pourtant instinctivement un poème court dont la structure rappelle quelque peu celle du tanka[1] – avec ses cinq vers de trente-cinq syllabes et sa forme 6-⁠9-⁠6-⁠7-⁠7 . Ce poème sera du reste nécessaire à l’écrivaine pour parfaire la circularité de son intrigue.

« Tu m’appelles sans voix
Comme une clochette sans battant
J’entends tout, Suzuran !
Je t’aime depuis toujours
Depuis avant ma naissance. »

De cette même manière, les évolutions progressives du décor, des températures, des ambiances et de la météo ajoutent à la poésie de Suzuran. Chaque évocation de l’auteure à ce sujet est proposée à dessein, créant un effet d’écho avec l’événement conté ci-avant – c’est notamment l’exemple de la neige qui tombe à l’occasion d’un moment de grande tristesse. La musicalité de l’œuvre relève aussi, plus simplement, des choix esthétiques d’Aki Shimazaki quant à son écriture.

Un minimalisme stylistique

Aki Shimazaki offre en effet à ses lecteur·rice·s une écriture élégante, composée de phrases relativement simples (par opposition aux phrases complexes), employant pour ce faire des propositions indépendantes, coordonnées ou juxtaposées tout en omettant l’utilisation de points-virgules. Les analepses sont ici nombreuses, s’enchâssant avec les récits au présent de manière fluide. Les dialogues sont tout aussi récurrents, permettant à l’intrigue d’avancer. Les maints épisodes dramatiques de la famille Niré sont narrés de cette façon de manière à susciter des émotions très vives.

Aki Shimazaki fait en outre le choix d’épurer au maximum son énonciation, supprimant volontiers les informations qu’elle juge secondaires. Ainsi le nom de nombreux personnages et lieux dont l’histoire fait mention nous ne sont pas donnés dans leur entièreté, désignés par une simple initiale – c’est le cas de l’ex-mari d’Anzu R., son amie de lycée S., les anciens compagnons de Kyôko U. et H., l’université O. et la succursale T. Les multiples protagonistes et espaces décrits par Aki Shimazaki sont de ce fait classés selon leur importance dans l’intrigue ; les « entités » discriminées, dont le nom est passé sous silence, peuvent de sorte être considérées accessoires. Cette volonté stylistique s’avère être aussi une façon pour l’écrivaine de porter subtilement notre attention sur les êtres qui figureront dans les tomes suivants de son Quatrième cycle : on apprend ici qu’Anzu vit à proximité de chez ses parents et que sa mère souffre d’un « état de démence légère », les deux sœurs ont également un frère répondant au nom de Nobuki, une petite fille prénommée Suzuko grandit dans un foyer recomposé singulier…

Enfin, il est important de noter que l’intrigue se déroulant au Japon, Aki Shimazaki fait de son héroïne une Japonaise à part entière, s’exprimant donc en japonais, mais dont la pensée nous est retranscrite ici en français. L’écrivaine choisit ainsi avec attention les mots qu’elle emploie, et se joue des synergies qui peuvent exister entre ses trois langues d’expression, le japonais, le français et l’anglais (bien que l’anglais étant davantage délaissé au profit des deux autres). Dans l’épisode où Anzu apprend l’existence du terme « amourette », elle a recours à un dictionnaire bilingue pour en comprendre la signification – signification qu’elle déplorera par ailleurs – ; en ces circonstances, les lecteur·rice·s francophones de Suzuran sont « en avance » sur la narratrice et peuvent dès lors anticiper le propos de l’auteure. Un travail linguistique inhérent à cette singularité nous est offert ici.

Un drame intimiste

Suzuran est en somme un roman embrassant des thématiques qui sont chères à son auteure, récurrentes dans l’ensemble de son œuvre littéraire ; parmi elles, on retrouve la difficulté à être soi, détaché·e des autres, au sein d’une même famille, le poids des non-dits sur la psyché d’un être et les effets dévastateurs d’un mensonge (volontaire ou par omission) sur la relation qu’entretiennent deux personnes. Aki Shimazaki déploie ici un art minimaliste, ne s’encombrant que de peu, tout en insufflant à sa prose sensibilité et tragédie.

Notes    [ + ]

  1. On appelle waka ou yamato-uta un type spécifique de poésie dans la littérature classique japonaise. Les waka sont de plusieurs formes dont une des plus connues nommée tanka, se composant de cinq vers et trente-et-une-syllabes réparties comme suit 5-⁠7-⁠5-⁠7-⁠7.

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