Écrivain, ingénieur agronome et cinéaste français, Alain Robbe-Grillet est surtout connu pour ses œuvres appartenant au genre du Nouveau Roman, à l’instar de nombreux·ses écrivain·e·s des éditions de Minuit dont Michel Butor, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute et Claude Simon. Ces « Nouvelles Romancières » et « Nouveaux Romanciers » choisissent dans les années 1950 d’aller à l’encontre de la tradition romanesque et de mettre en soupçon la narration[1]. Leurs textes sont ainsi en rupture avec le roman réaliste du XIXe siècle et réinterrogent les notions d’intrigue et de récit, la mise en place de corps crédibles et la position du narrateur omniscient.
La Jalousie, troisième roman publié d’Alain Robbe-Grillet, s’inscrit dans ce même genre littéraire. On y découvre, à travers le regard scrutateur d’un homme, l’épopée de deux êtres dont on n’arrive à déceler avec certitude les relations.
Une jalousie plurielle
La Jalousie est une œuvre dans laquelle interagissent trois personnages principaux : un narrateur dont le prénom n’est jamais mentionné ; A…, une femme dont seule l’initiale est révélée, propriétaire des lieux avec le narrateur, sans doute l’épouse de cet homme ; et Franck, leur voisin, propriétaire de la plantation d’à côté. Dès les premières pages de l’ouvrage, une certaine connivence entre A… et Franck nous est exposée, probablement déformée par la vision obsessionnelle du narrateur.
Ainsi, le titre qu’Alain Robbe-Grillet donne à son œuvre possède un double sens. La jalousie est ce sentiment maladif dont le narrateur souffre, cette sorte de paranoïa qui le pousse à décrypter chacun des mouvements et comportements de A… et de Franck. La jalousie est aussi une de ces fenêtres persiennes qui laissent entrevoir de façon entrecoupée l’intérieur ou l’extérieur de sa maison. Ce sont ces jalousies qui permettent au narrateur d’apercevoir l’étendue de la relation de A… et Franck. Quand ces dernières sont fermées, le mari donne libre court à son imagination débordante, à son dépit inavoué.
Le texte d’Alain Robbe-Grillet se construit autour de cette syllepse opposant de manière récurrente le sentiment de jalousie au système de fermeture des fenêtres. Il existe ainsi une tension entre ce qui est visible (ce que le narrateur sait et voit) et ce qui est occulté (les événements qui lui ont été relatés ou qu’il imagine). Le narrateur décrit avec minutie les interactions de A… et Franck ; par son regard se raconte indirectement une histoire très subjective.
Des descriptions géométriques
Les scènes de La Jalousie se déroulent dans une contrée aux chaudes températures, possiblement une localité outre-mer française. Les différents épisodes de l’histoire n’ont pas lieu en Afrique d’après les personnages, mais la chaleur évoquée des lieux laisse supposer un territoire tropical comme la Guadeloupe ou la Martinique, deux îles où a séjourné Alain Robbe-Grillet en tant qu’ingénieur à l’Institut de fruits et agrumes coloniaux (IFAC). Cette hypothèse se confirme par la quatrième de couverture de la première édition du livre[2]. Cette région caribéenne dispose d’une terre fertile où poussent en abondance les arbres fruitiers. La maison où se déroule l’essentiel de l’intrigue possède un style colonial et figure au milieu de ces plantations bananières.
Le narrateur anonyme offre ici des descriptions matérielles extrêmement précises. Cet exposé à caractère documentaire offre une dimension géométrique à l’œuvre et dessine le décor de l’intrigue, à l’image d’une caméra qui enregistre de manière détaillée les formes, les lumières et les ombres. Une telle description physique rend l’entièreté du texte abstraite : le récit n’est plus réaliste à cause d’un excès de descriptions. Ci-après, en guise d’illustration, l’incipit de La Jalousie.
Maintenant l’ombre du pilier – le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit – divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la maison sur trois de ses côtés. Comme sa largeur est la même dans la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre projeté par le pilier arrive exactement au coin de la maison ; mais il s’arrête là, car seules les dalles de la terrasse sont atteintes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans le ciel. Les murs, en bois, de la maison – c’est-à-dire la façade et le pignon ouest – sont encore protégés de ses rayons par le toit (toit commun à la maison proprement dite et à la terrasse). Ainsi, à cet instant, l’ombre de l’extrême bord du toit coïncide exactement avec la ligne, en angle droit, que forment entre elles la terrasse et les deux faces verticales du coin de la maison.
Néanmoins, ce sont ces descriptions qui permettent d’appréhender le temps qui passe au sein du récit. L’ombre du « pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit » semble en mouvement au fil du récit indiquant l’évolution progressive du soleil dans le ciel. Le narrateur ne mentionne jamais directement l’espace-temps dans lequel il vit mais de nombreux déictiques servent à situer l’intrigue : « maintenant », « à droite », « à gauche », « ici », « là », « sur la terrasse », etc. Ils permettent aux lecteur·rice·s du roman de savoir quand une scène est décorrélée de la précédente.
L’enjeu de La Jalousie est la notion de regard, celui posé sur les êtres ou sur les choses. Ce regard possède une place centrale dans l’écriture de l’œuvre. La méticulosité du narrateur nous invite à considérer l’espace décrit comme vrai, d’une exactitude objective. Pourtant le mode de récit choisi par l’auteur donne aussi lieu à une entrée dans la tête du narrateur-mari, où on est donc obligé de partager son point de vue, un point de vue subjectif.
Une focalisation interne originale
Il serait intéressant de noter ici l’absence du narrateur dans le discours narratif. On devine la présence de ce personnage dans les scènes mais il n’intervient pas dans ses propres descriptions. Il s’exclut du récit et n’est jamais nommé par les autres personnages. Sa présence n’est jamais mentionnée comme telle. Il semble absent. Alain Robbe-Grillet donne un tour passif aux actions de son personnage, comme en témoignent ces citations : « Dans un silence se fait entendre le bruit d’un verre que l’on repose sur la petite table. » « Dès la porte franchie, une sensation de fraîcheur accompagne la demi-obscurité. »
Nombreux sont pourtant les indices qui révèlent ce troisième protagoniste – des indices que l’on pourrait rapprocher à ceux figurant dans les romans policiers. À titre d’exemples : quand Franck vient un soir dîner en compagnie du narrateur et A…, trois couverts sont dressés sur la table à manger ; le matin, lors d’une visite impromptue du même homme, trois fauteuils sont sortis sur la terrasse. Les déictiques susmentionnés renvoient également à la position du narrateur à un moment donné. Cette focalisation interne est de ce fait atypique.
Alain Robbe-Grillet construit de façon inédite un texte de totale subjectivité dénué de marques subjectives. Ainsi le narrateur de La Jalousie partage sa vision déformée de la réalité. Est-ce que A… et Franck sont vraiment intimement liés ou est-ce seulement l’invention déraisonnée de cet homme qui les observe sans cesse ? Il serait difficile de se prononcer car la réalité décrite est également une observation de ce narrateur. Les lecteur·rice·s ne peuvent se fier entièrement à ses dires car se retrouvent en présence d’un narrateur incertain. Sa crédibilité est compromise par sa jalousie excessive. On est donc obligé de garder une certaine prudence face aux faits énoncés, ce qui suscite un fort sentiment de suspicion tout au long de la lecture de l’œuvre – un sentiment également assimilable à celui ressenti par des lecteur·rice·s de romans policiers.
Une temporalité circulaire
La Jalousie est un récit à la chronologie distordue, un texte à l’articulation éclatée reprenant systématiquement les mêmes scènes et les mêmes discussions des personnages. Ces actions, devenues familières, causent une certaine déconnexion du récit.
Un événement important structure toutefois quelque peu la narration : la nuit d’A… et Franck, un moment où ces deux personnages se rendent en ville ensemble, un moment durant lequel le narrateur se retrouve seul chez lui et attend désespérément que sa concubine revienne à la maison (ce qu’elle ne fera pas le même jour à cause d’un incident). Le récit peut ainsi être organisé en trois temporalités principales : les jours qui ont précédé cette escapade, les jours durant lesquels A… et Franck sont « en ville » pour leurs affaires individuelles et les jours qui suivent le retour de A… au domaine. Mais le narrateur revient sans cesse sur les mêmes actions si bien que la discussion autour de ce voyage est énoncée à dix reprises, entrecoupée d’autres événements plus anodins comme le parcours d’une scutigère ou l’arrangement en quinconce des plantations bananières.
Si les lecteur·rice·s pensent relire exactement les mêmes paragraphes à cause des répétitions, en réalité, l’intrigue évolue. L’histoire progresse subtilement à chaque fois que le narrateur la raconte, et de nouveaux éléments viennent compléter l’énonciation. La construction du récit est circulaire témoignant de l’obsession du narrateur pour A… Alain Robbe-Grillet définit son projet d’écriture de la manière suivante.
Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu de chose près identiques. Cependant, ces répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des modifications – bien qu’à peine sensibles – entraînant à la longue fort loin du point de départ.
La Jalousie laisse en effet cette impression : le narrateur se répète mais l’idée générale de ses élucubrations n’est pas nécessairement la même. À ces répétitions s’ajoutent des « variantes » qui permettent d’appréhender les événements différemment et de mieux cerner les personnages.
Une mise en abyme intrigante
Alain Robbe-Grillet offre une mise en abyme originale au sein de son texte. L’ouvrage en cours de lecture par A… et Franck est un roman qui attise la curiosité du narrateur à bien des titres. De nombreuses similitudes existent entre ce roman et La Jalousie permettant aux lecteur·rice·s d’établir quelques hypothèses.
L’intrigue du livre lu par A… et Franck se situe en Afrique où il fait une chaleur comparable à celle de la localité dans laquelle vivent les personnages de La Jalousie. Il s’y produit des événements « fâcheux » en son sein et la quinine y est utilisée pour combattre certaines maladies. L’héroïne de ce roman souffre de chaleur, à l’image de la femme de Franck, Christiane, qui serait également en train de prendre des médicaments pour guérir ses maux dont la quinine.
Aussi, le mari de l’héroïne du roman lu par A… et Franck est jugé « coupable au moins de négligence » envers sa femme, sans que le narrateur n’arrive à saisir le fond du problème. Selon A… et Franck, les actes de cette femme (quels que soient ceux-ci) seraient justifiés – quelque chose dont le narrateur n’arrive pas à se défaire. Alain Robbe-Grillet émet alors la possibilité qu’il y ait une autre version de l’histoire, une version qui n’est pas l’objet de La Jalousie au vu du narrateur désigné mais qui expliquerait peut-être l’inexplicable relation de A… et Franck. Peut-être bien que le mari-narrateur est lui aussi « coupable au moins de négligence » envers sa femme.
Le Nouveau Roman incarné
La Jalousie propose en somme un texte difficile, sans doute peu accessible sans quelques éléments de contexte liés à l’écriture de l’œuvre. Alain Robbe-Grillet réinterroge en son sein les caractéristiques traditionnelles du roman. Les personnages y sont dénués de psychologie profonde, à l’image de A…, protagoniste féminine dont seule la substance corporelle est révélée. A… n’est jamais évoquée dans son identité véritable ; ses traits de caractère sont complètement délaissés. Cette femme n’est seulement qu’un objet de convoitise du narrateur, un secret entier, un mystère qu’il ne souhaite pas dévoiler, son prénom étant lui-même complètement occulté.
Le récit labyrinthique de La Jalousie offre en outre une énigme insolite où se crée un jeu d’interprétations. La vérité semble inatteignable : chaque variante d’un même épisode révèle un élément en contradiction avec sa mention précédente. Il y a de plus l’évocation d’un accident causé par Franck dont l’existence est non-vérifiable. Les choix stylistiques d’Alain Robbe-Grillet aboutissent de la sorte à un texte expérimental dont la compréhension n’est pas toujours évidente. Il s’agit d’ailleurs d’une œuvre à la reconnaissance publique lente, qui connaît un regain d’intérêt important grâce à la critique littéraire.
Quand, dans la presse, on parlait de moi à tout propos, on ne me lisait presque pas. En 57, année de sa parution, on a dû vendre moins de cinq cents exemplaires de La Jalousie, pour l’ensemble des lecteurs de langue française. L’année suivante, on en a vendu peut-être six cents… Maintenant, bon an, mal an, on en vend cinq ou six mille exemplaires. Si on fait le total depuis sa sortie, le livre n’est pas ce qu’on appelle un best-seller, dont la vente est rapide, mais c’est un long-seller, qui a largement dépassé les best-sellers de l’époque.[3]
En définitive, Alain Robbe-Grillet retranscrit avec brio la psychose de son narrateur. La jalousie est ici palpable à chaque page.
Notes
- ↑ SARRAUTE (Nathalie). L’Ère du soupçon : Essais sur le roman. Paris : Gallimard, « Les Essais ». 1956. 160 pages. ISBN : 9782070257485.
- ↑ La quatrième de couverture de la première édition de La Jalousie est proposée en lecture sur la page de présentation de l’ouvrage, sur le site des éditions de Minuit. URL : http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Jalousie-1797-1-1-0-1.html
- ↑ Cette citation est rapportée dans la chronologie d’Alain Robbe-Grillet présente sur le site des éditions de Minuit d’après un entretien avec Jacques Henric, Art Press, repris dans Le Voyageur (p. 440). URL : http://www.leseditionsdeminuit.fr/auteur-Alain_Robbe_Grillet-1445-1-1-0-1.html