Nous, les Allemands d’Alexander Starritt, un difficile rapport à l’Histoire

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Dans son deuxième roman intitulé Nous, les Allemands, Alexander Starritt, traduit de l’anglais par Diane Meur, relate le parcours d’un ancien soldat allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Il choisit pour ce faire d’imaginer la longue lettre qu’adresse cet homme d’âge mûr à son petit-fils de nationalité britannique afin de lui parler du « vrai courage », une lettre qui traite finalement de mémoire et culpabilité tout en décrivant les atrocités de la guerre, et confronte les notions de responsabilité individuelle et honte collective.

Une mémoire oubliée

Quand il entreprend l’écriture de sa lettre, Meissner n’a pas vu Callum depuis près de dix-sept mois. Il espère toutefois que son petit-fils n’est pas défait par leur dernière conversation : Callum a exprimé son désir d’« entendre [les] histoires [de son grand-père] sur la Russie » avant que l’homme ne soit confus du fait de son grand âge, chose que Meissner n’a pas su entendre, chose qui l’a même profondément irrité. Mais avec le poids des mois, l’homme se rend bien compte de l’importance que pourrait avoir son témoignage et démarre par la voie de l’écrit son récit.

L’une des premières choses que Meissner mentionne alors est la suivante : afin de pouvoir vivre au jour le jour, les êtres qui, comme lui, ont vu cette guerre de près, y ont participé ou ont vu les leurs s’y astreindre, se sont créé des automatismes de langage, moins pour « effacer » que pour pouvoir continuer de vivre. Il s’agissait de « banalités » nécessaires à leur santé morale, employées pour, en quelque sorte, endormir leur mémoire. Et ce que s’applique à faire aujourd’hui Meissner, dans sa longue lettre, c’est finalement réveiller cette mémoire pour « transmettre ». Ses ressouvenirs passent de sorte par les hommes qu’il a côtoyés ; ils passent également par la convocation de sons, sensations, et par les stigmates de son corps.

With very old memories, it seems that the more you roll them around, the more they pick up. Faces I hadn’t seen in decades now appear among the other diners in the restaurant, and I catch the whisper of forgotten names in the chatter at the bakery. Of everything, it’s the people who come back first. Sometimes it’s not unlike a reunion. Many I’m happy to see again.
Then come sounds and sensations, more and more of them.⁠[1]
Les très anciens souvenirs, on dirait que plus on les roule dans son esprit, plus ils s’étoffent. Des visages perdus depuis des décennies m’apparaissent maintenant parmi ceux des dîneurs au restaurant, et je surprends le murmure de noms oubliés dans les bavardages échangés à la boulangerie. C’est avant tout des gens que je me ressouviens. Parfois, cela ressemble un peu à une réunion de retrouvailles. Il y en a beaucoup que j’ai plaisir à revoir.
Ensuite viennent les sons et les sensations, de plus en plus nombreux.

Alexander Starritt s’applique ainsi à décrire les images, les émotions et les blessures de son personnage principal de manière à rendre tangible son expérience pour ses lecteur·rices. Il choisit de conter d’une façon paraissant exhaustive certains des épisodes de cette guerre, particulièrement ceux de l’hiver 1944, en donnant chair aux condisciples du jeune Meissner, notamment les nommés Ottermann, Lüttke, Jansen et Himmelsbach, des êtres ayant chacun leur personnalité, leurs défauts et qualités, et en nous révélant la traversée épineuse de l’Europe par leur troupe, évoluant en Ukraine, en Pologne, en Russie et en Allemagne. Il nous confronte aussi à toute la cruauté de ce conflit, toute sa sauvagerie, et développe une réflexion sur le sentiment de culpabilité éprouvé par son protagoniste.

Une culpabilité de guerre

Meissner n’était pas un nazi, mais a participé à cette Seconde Guerre mondiale engagé du « mauvais côté », mobilisé à dix-neuf ans par l’Armée allemande sur le front de l’Est. Il relate en conséquence les terribles instants dont il a été spectateur, une pluralité de circonstances où il a pensé expérimenter l’« enfer » : on peut citer, à titre d’exemples, le moment où le corps d’un homme, un des leurs pourtant, un Allemand, reste pris dans la glaise et est maintes fois écrasé par un camion ; les suicides dont il est témoin, de personnes ne supportant plus l’horreur de leur quotidien ou leurs blessures ; les villageois·es qu’il surprend pendu·es « en grappe » à un arbre…

Bien que tenu à l’écart des actes les plus horribles perpétrés par son gouvernement, l’homme entretient de fait un rapport difficile avec la notion de culpabilité. Il n’avait pas demandé à porter l’uniforme ni à se « retrouver dans ce pays de malheur ». Impossible, pourtant, de se défaire complètement de ce sentiment, car c’est une guerre dans sa plus sale expression qui s’est jouée ces années-là et il a « coopéré ». Dans leurs moments les plus difficiles, notamment souffrant de la faim, Meissner et les siens volaient la nourriture d’êtres déjà hautement destitués, les condamnant à ce même déchirement qui les tiraillait. Dans leurs moments les plus difficiles, Meissner et les siens ont surtout tué de nombreux hommes, et combattu du mieux qu’ils pouvaient. Meissner contemple a posteriori son parcours, avec une certaine lucidité : il n’est pas un homme différent de ce qu’il a été, il a commis ces crimes dans le but d’assurer sa propre survie, celle des siens. Que dire alors de sa responsabilité individuelle ?

Only a very few of us were stronger than our times. Not me. A handful who somehow knew to act beyond themselves, even then, and who have streets named after them now. The rest of us put on the uniforms, dug up the jars of pickles, carried them away and ate them.
It’s hard to separate the circumstances from the man. But it isn’t as straightforward as saying that I was at the mercy of mine. Just because the times I was living in placed me in those gardens, hungry, with a crowbar in my hand, that doesn’t mean I didn’t act, or didn’t eat.
When I ask myself whether we were immoral, or whether having done wrong makes us evil men, I think that we were blemished by the consequences of what other people decided. No one ever has complete responsability for his own moral balance. And the unforgiving truth, the severe, ancient truth, is that you can be culpable for something that you weren’t in control of.
Rares étaient ceux d’entre nous qui ont tenu tête à l’air du temps, et je n’en faisais pas partie. Moi pas. Une poignée d’êtres qui, d’une manière ou d’une autre, ont su se dépasser, même dans de tels moments, et dont des rues portent aujourd’hui le nom. La plupart ont revêtu l’uniforme, déterré, emporté et mangé les jarres de légumes en saumure.
Il est difficile de séparer les circonstances et l’homme. Mais dire que j’étais à la merci des circonstances serait trop simple. L’époque à laquelle je vivais m’a conduit dans ces potagers, la faim au ventre, une barre à mine dans la main, mais ce n’est pas pour autant que je n’ai pas agi ou que je n’ai pas mangé.
Quand je me pose la question de savoir si nous étions tous immoraux, ou si nos actes répréhensibles faisaient de nous des êtres mauvais, je me dis que nous avons été flétris par les conséquences de décisions prises par d’autres. Nul n’a jamais la pleine responsabilité de son propre équilibre moral. Et l’impitoyable vérité, la dure et antique vérité, c’est que vous pouvez être coupable d’une chose qui ne dépendait pas de vous.

Alexander Starritt a, par ailleurs, l’intelligence de nous montrer également ce questionnement individuel à travers le regard de Callum, dont on découvre le récit, répondant à celui de son grand-père, également à la première personne du singulier. Pour les familles de ces anciens combattants, pour les « gens d’en face », il est bien souvent difficile de réconcilier la personne qu’ils ont connue, aimée, et la personne qui a combattu pour les nazis lors de cette guerre.

So, as to the question of his goodness or otherwise as a man, you know the caveat: I’m his grandson and I loved him. And yet he fought for the Nazis. Wore the uniform, killed people. Did the things he talks about here. I loved him so much I ask myself whether I would have forgiven him anything. Probably not anything, though it makes me sad just to say that.
Donc, pour ce qui est de savoir si mon grand-père était ou non un homme bon, vous êtes prévenus : je suis son petit-fils et je l’adorais. Et pourtant, il s’est battu pour les nazis. Il a porté l’uniforme, il a tué des gens. Il a accompli les actes dont il parle ici. Je l’adorais tellement que je me demande si je lui aurais pardonné n’importe quoi. Probablement pas n’importe quoi, bien que je me sente triste rien qu’à le dire.

Une honte collective

Pour paraphraser quelque peu Alexander Starritt, par la voix de Meissner, la « culpabilité collective » est un concept par lequel est « rendue coupable » une personne pour sa plus moindre participation à la guerre. Meissner écrit à Callum qu’il n’existait pas dans les années 1940 de « terrain neutre », que « si l’on n’était pas un héros, [une héroïne,] on se rendait complice par défaut » en prêtant main-forte par des actions banales, comme nourrir un ouvrier travaillant dans une usine qui produit du caoutchouc, puisque cette matière entre dans la « fabrication de pneus montés sur des camions qui conduisaient des gens à la mort ».

Cette notion même de « culpabilité collective » est pourtant de grande complexité puisqu’il peut paraître arbitraire de juger coupable toute personne ayant vécu à cette période n’ayant pas, par de réelles entreprises, tenté d’empêcher l’action des nazi·es, et puisqu’il peut paraître tout aussi arbitraire de juger coupables des personnes qui n’ont rien vu des exécutions les plus terribles, des offensives auxquelles elles ne pouvaient de toute façon rien ou ne savaient rien. Ce qui davantage fait sens, selon Meissner, et pourrait être propre à chacun·e, c’est la « honte ». La honte de penser que « nous, les Allemands […] avons commis cela ».

Shame is not like guilt; it’s not a matter of reparations. Those people are dead. The ones who were my age, their children and grandchildren were never born. Shame can’t be atoned for; it is a debt that cannot be paid.
La honte, ce n’est pas comme la culpabilité ; elle n’admet pas de réparation. Les Juifs dont je parle sont morts. Ceux qui avaient mon âge à l’époque n’auront jamais donné le jour à des enfants, à des petits-enfants. La honte ne s’expie pas ; elle est une dette impossible à acquitter.

Meissner s’exprime alors sur son impossible rédemption, plus largement sur l’impossible rédemption de l’Allemagne quant aux actes perpétrés, et décrit l’imprégnation de cette Histoire dans les pensées communes. Alexander Starritt raconte du reste, par la voix de Callum, cette honte persistante, cette « gêne » que ressentent encore les générations d’après quant à cet héritage. La pudeur de son personnage, la sienne aussi, sans doute, nous invite à nous questionner sur la façon dont nous pouvons aujourd’hui embrasser et reconnaître les torts de la nation à laquelle nous appartenons, la façon dont nous pouvons aussi nous rapporter à ces événements passés pour mieux envisager demain en nos sociétés fortement polarisées.

Une vie néanmoins humaine

Nous, les Allemands peut en somme se lire comme le témoignage d’un homme fortement marqué par sa participation non souhaitée à la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’un texte nécessaire alternant entre le récit brutal de ce conflit armé, qui expose la violence du front de l’Est où la guerre était « nue, impitoyable, affranchie de toute loi, exempte de toute compassion, une pure affaire de haine et d’annihilation », et les réflexions d’un être espérant « transmettre » son inqualifiable expérience.

Surtout, Alexander Starritt montre en son roman le parcours d’un homme essayant de faire sens de sa vie, arrivé à la conclusion qu’il « porte une marque d’infamie ». Notons que cet homme ayant « tenu » le fusil a également su faire preuve d’un amour « pur » pour la femme qui l’a accompagné, des sentiments désintéressés qui montrent bien toute la complexité qu’il y aurait à émettre un quelconque jugement sur son existence. Une existence composant avec les circonstances données. Une existence humaine.

Nothing in us stays constant. Our minds are not an archive; everything is always being re-digested by the present. Memories fade; my scars get paler every year; grass grows back endlessly over scorched earth.
Rien en nous ne reste immuable. Notre esprit n’est pas une archive ; tout y est perpétuellement redigéré par le présent. Les souvenirs pâlissent ; mes cicatrices s’effacent d’année en année ; l’herbe repousse sans fin sur la terre brûlée.

Notes    [ + ]

  1. Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original d’Alexander Starritt pour l’édition de We Germans parue chez Little, Brown and Company en 2020 · ISBN : 9780316429801. La traduction française de ces citations est offerte par Diane Meur aux éditions Belfond en 2022.

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