Réveiller les lions d’Ayelet Gundar-⁠Goshen, le mystère entier de ce que réserve la vie

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Dans son roman intitulé Réveiller les lions, Ayelet Gundar-⁠Goshen propose une réflexion sur la vie dans sa globalité, sur le chemin des éventualités auxquelles chacun·e doit faire face quotidiennement. Car, si aujourd’hui tout semble habituel et familier, qu’en sera-t-il demain ? La romancière traduite de l’hébreu par Laurence Sendrowicz offre ainsi une histoire originale, ne manquant pas d’humour, traitant d’un sujet pourtant sérieux au moyen d’un suspense absorbant. On découvre ici un style d’écriture fluide et pertinent, et un regard tranchant sur la société israélienne d’aujourd’hui.

Le jour où tout bascule, comment réagir ?

Ethan Green vit avec sa femme Liath et leurs deux garçons, Itamar et Yali, à Beer-⁠Shiva, une ville du district sud d’Israël. C’est un neurochirurgien respecté marié à une inspectrice de police au flair aiguisé. Ethan et Liath ont tous deux une vie professionnelle bien rangée et semblent former un couple solide et amoureux. Le docteur a malgré tout quelques regrets : il aurait préféré travailler dans un établissement d’une plus grande renommée, auprès de médecins prestigieux ; et il aurait sans aucun doute préféré vivre ailleurs que dans cette « cité de poussière ».

Un beau soir, alors qu’Ethan vient de terminer une nuit de travail à l’hôpital, il décide de s’octroyer quelques heures de folie sur un circuit tout-terrain désert. Il n’a jamais encore eu l’occasion d’utiliser son 4 x 4 pour « déchirer les dunes » avec sa femme. Après cette journée aussi fatigante que démoralisante, il se rend donc sur ce terrain éclairé seulement de la lumière de la lune, une lune « immense, majestueuse » que se prend à contempler Ethan de son rétroviseur.

« L’homme, il le percute précisément au moment où il songe que c’est la plus belle lune qu’il a vue de sa vie. » Ethan sait qu’il a percuté « quelque chose », et sait que ce « quelque chose » est humain. Dans un état second, il sort de son 4 x 4 afin de mesurer le caractère fini de son acte.

Si seulement on pouvait figer ce pas, mais c’est impossible, de même qu’on ne peut pas figer l’instant d’avant, celui où précisément un 4 x 4 heurtait un homme, c’est-à-dire l’instant précis où un homme roulant en 4 x 4 heurtait un homme marchant à pied. Et c’est le prochain pas qui va révéler si cet homme, celui qui marchait, est encore un homme ou déjà quelque chose d’autre, quelque chose dont la seule évocation crispe les muscles et leur refuse le mouvement, car le pied, une fois posé, risque de découvrir, au bout de sa trajectoire, que l’homme qui marchait n’est plus un homme qui marchait, n’est plus un homme du tout, rien qu’une enveloppe d’homme, une coquille fissurée dans laquelle il n’y a plus personne.

Aujourd’hui, cet homme qui sauve des vies vient d’en prendre une. Ethan devrait appeler les secours malgré le peu de chance qu’à cet Érythréen de s’en sortir, parce que c’est la chose morale à faire. Il le sait… mais il se dit aussi, en tant que médecin, que cela ne servirait qu’à déranger son quotidien si bien ficelé pour un homme déjà à moitié mort. Alors, après diverses tergiversations, Ethan quitte les lieux rapidement, persuadé qu’il arrivera mieux à vivre avec sa conscience tourmentée qu’à s’adapter à la vie sans liberté, la conscience tranquille en prison.

Le lendemain, une femme, grande, très belle, noire, se tient debout sur le seuil du domicile du docteur. Elle tient en ses mains son portefeuille, un objet incriminant puisque celui-ci est vraisemblablement tombé de la poche du chirurgien sur les lieux de son crime : Ethan n’est donc pas le seul au courant de son pire cauchemar. Mais que peut donc bien lui vouloir cette femme ?

Avec ce secret dévorant, Ethan se retrouve peu à peu dans l’engrenage d’une double vie peu fonctionnelle : une vie pleine de dissimulations et de discrétions envers sa femme, qui observe son état se dégrader perceptiblement au fil des jours ; une vie dépourvue de mensonges, dans laquelle il peut réellement être lui, mais une vie pleine de haine, de ressentiments, parfois même de désirs – car « difficile de haïr en permanence sur la durée » –, pour une femme qui le tient par le chantage.

On vit tous en supposant que ce qui a été sera. Qu’aujourd’hui, comme hier, comme avant-hier, la Terre tournera toujours autour de son axe avec la même indolence, celle qui berce présentement Ethan comme s’il était un bébé. Parce que si la Terre se mettait soudain à ne plus tourner rond, il trébucherait. Et tomberait.

Un regard porté sur les personnes exilées

Ayelet Gundar-⁠Goshen évoque en outre la condition des réfugié·e·s au sein de Réveiller les lions. Un « migrant·e », c’est forcément « moins » qu’un homme ou une femme du pays. Si Ethan avait renversé un·e Blanc·he, un·e « vrai·e » Israélien·ne, se serait-il mieux comporté au moment de l’accident ? N’aurait-il pas tenté de porter secours à cet homme, cette femme ? Le docteur s’interroge, pas sûr de la réponse à ces questions.

Les personnes exilées, quant à elles, sont bien au courant de leur statut d’« infériorité » vis-à-vis des autochtones. Toutefois, elles ont tant d’autres problématiques et cas de conscience à gérer qu’il leur est impossible d’y accorder trop d’attention. Il est difficile pour elles, selon la romancière, de vivre sans faire marche-arrière, avec leurs souvenirs du passé intacts. Elles doivent apprendre à lâcher prise.

Émigrer, c’est passer d’un endroit à un autre, avec, attaché à ta cheville comme un boulet d’acier, le lieu que tu as quitté. Voilà pourquoi il est si difficile d’émigrer : marcher à travers le monde en ayant les pieds entravés par un pays tout entier, c’est quelque chose qu’il faut être capable de supporter.

L’écrivaine fait également un parallèle entre ce meurtre commis involontairement par Ethan et ceux commis « quotidiennement » et « volontairement » par la société qui laisse d’autres Érythréen·ne·s, d’autres Africain·e·s à l’image d’Assoum, se faire tuer. Elle choisit de faire l’analogie entre ces deux faits concrets par la voix d’un narrateur limité à la pensée du neurochirurgien qui tente de soulager sa conscience tourmentée.

Lui aurait-on pardonné s’il avait avoué que, certes, il avait tué un Érythréen et s’était enfui mais que, depuis, il était rongé par le remords ? Sauf que, même si effectivement il a tué un Érythréen et s’est enfui, il ne pense qu’à une chose : s’en tirer. Comment confesser une attitude pareille ? Un tel aveu ne mérite que des réactions horrifiées. Et en même temps, il a envie de vomir en pensant à toutes ces belles âmes qui se montreraient horrifiées. Tous ces gens qui le regarderaient avec un dégoût moralisateur et s’en laveraient les mains uniquement parce que, par hasard, eux ne s’étaient pas trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Comme s’ils ne tuaient pas, eux aussi, des tas d’Érythréens en toute indifférence ! Car si tous ces moralisateurs donnaient ne serait-ce qu’un dixième de leurs revenus mensuels, ils pourraient sauver chacun la vie d’un Africain affamé. Un compte en banque affichant un solde de trente mille shekels ne sentirait pas passer un petit millier en moins. On peut sauver beaucoup de personnes avec mille shekels. Acheter de la nourriture pour bébés, potabiliser l’eau. Pourtant, les shekels restent bien au chaud à la banque, et la discussion morale reste bien au chaud autour de la table du salon. Quelle différence entre eux et lui ? Il a abandonné un Érythréen moribond au bord de la route 40, eux abandonnent leurs Africains dans la savane. C’est pourtant une proposition aussi réaliste que réalisable : un don de mille shekels pour sauver une vie. Des volontaires ? Non. Bien sûr que non. Le problème n’est pas de fuir, le problème, c’est de ne pas se faire choper.

Un chamboulement possible

Ayelet Gundar-⁠Goshen évoque en somme au sein de Réveiller les lions de nombreuses thématiques dont celle du mensonge d’un homme à son épouse, d’un homme à la société ; et celle de l’acceptation des réfugié·e·s, d’une ouverture à la diversité. Son roman mystérieux possède des personnages intelligemment élaborés dont il est impossible de deviner le devenir tant l’intrigue se révèle insolite.

Ayelet Gundar-⁠Goshen met en outre en surbrillance une morale des plus équivoques : chaque jour est, malgré les apparences d’un quotidien répétitif, l’occasion de vivre un chamboulement. La vie est imprévisible.

Comme elle est belle, la terre, quand elle tourne rond. Comme c’est agréable de tourner avec elle dans le bon sens et d’oublier qu’un jour il y a eu un écart. D’oublier qu’un écart est toujours de l’ordre du possible.

Deux réflexions sur « Réveiller les lions d’Ayelet Gundar-⁠Goshen, le mystère entier de ce que réserve la vie »

  1. Comme dans le film Seven Seconds produit par Netflix ,si l’enfant tué accidentellement par un policier blanc , n’était pas noir, aurait-il pris la fuite? Ces deux hommes dont les fonctions sont de sauver et de protéger, ont préférés prendre la fuite par peur, et cela s’avère la plus grande erreur de leur vie. On voit bien comment la vie de quelqu’un peut basculer en une fraction de secondes. Les deux roulaient dans un 4×4 mais dans des espaces différents. L’un avançait plein d’assurance dans la neige et l’autre dans les dunes. Des tas qui pourraient symboliser les tas de problèmes qu’ils devront surmonter suite à ces délits.
    J’aimerais bien connaître les démélés et la fin de ce roman. Whislist.

    1. J’aime beaucoup le parallèle que tu fais entre ces deux œuvres. Je ne connaissais pas Seven Seconds, mais je vais m’y intéresser de près, tu me donnes envie de découvrir cette réalisation cinématographique.
      Je pense que Réveiller les lions est une magnifique réflexion sur la vie. Ayelet Gundar-⁠Goshen a une écriture fluide, elle nous mène dans son monde et réussit à nous tenir en haleine tout le long de son énonciation. J’espère que ce roman te plaira si tu as l’occasion de le lire.

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