Brandon Taylor retrace en son premier roman les désillusions d’un étudiant noir homosexuel jouissant d’une pareille formation universitaire que lui, dans le domaine de la biochimie. Par les errances réflectives de son personnage, ce dernier préférant le silence à la confrontation, paraissant néanmoins – et c’est toute la difficulté de son état émotionnel – en proie à une solitude écrasante, il traite à la fois de traumatisme et renoncement, ainsi que du poids du passé et ses effets sur l’expérience immédiate.
Real Life, traduit de l’anglais par Héloïse Esquié, nous convie de sorte à considérer la violence – morale, verbale, physique – à laquelle est quotidiennement exposé cet homme lors d’un week-end où il côtoie ses condisciples de campus. On découvre les épisodes qui se jouent d’après ses observations entières, d’après, aussi, l’attention particulière qu’il prête aux décors et aux ambiances – une attention symptomatique de son affection réelle.
Une « autre vie » rêvée
L’énonciation de Real Life démarre au cours d’une « magnifique » soirée de fin d’été : Wallace hésite à rejoindre ses ami·es car cela fait quelque temps qu’il n’a pas participé aux rencontres, célébrations et autres sollicitations sociales qu’il a reçues de leur part, passant notamment juillet et août à peaufiner son projet d’étude en laboratoire. Mais lui qui croyait « accomplir » quelque chose lors de ces dernières semaines découvre ses plaques de nématodes mystérieusement contaminées, l’ensemble de son travail de laboratoire ruiné. Il s’en remet, défait, à l’effervescence du monde extérieur pour conjurer le sort.
Arrivé sur la jetée, lieu de toutes les retrouvailles estudiantines, Wallace paraît démuni face à l’agitation régnant autour de lui – Brandon Taylor nous révèle le harassement que représente cette reprise de contact pour son protagoniste par l’emploi d’un champ lexical se rapportant à l’outrance sonore. Surtout, alors qu’il croit plaisanter avec son « groupe de [Blanc·hes] », Wallace réalise la part de vrai se trouvant dans son assertion suivante : « Je crois que des fois, je déteste ça, en fait. Je déteste cet endroit. » Et ce n’est pas sa seule expérience du campus qu’il exècre, mais plutôt son expérience de la vie.
But the funny thing, the joke of it that even he was only just now starting to understand, was that he had said only a part of the truth. Yes, he thought about leaving, and yes, he hated it here sometimes. But running through that feeling like hard, resolute bone was something else: It wasn’t so much that he wanted to leave graduate school as that he wanted to leave his life.[1]
Mais le plus drôle, ce qui faisait tout le sel de la chose, c’était qu’il commençait seulement à comprendre qu’il n’avait dit qu’une partie de la vérité. Oui, il pensait à partir, et oui, ça lui arrivait de détester cet endroit. Mais à travers cette sensation perçait un autre élément, tel un os dur, déterminé : ce n’était pas tellement qu’il avait envie de quitter la fac, c’était qu’il avait envie de quitter sa vie.
Wallace s’installe en bordure de lac, seul, perturbé par cette nouvelle réalisation ; il aperçoit « quelque chose de gras dans [l’eau] » se trouvant à proximité de lui, « comme une seconde peau détachée qui ondoyait sous la surface ». De cette même façon, l’environnement naturel dans lequel il évolue tout le long de l’intrigue nous est systématiquement décrit, alors même que ce personnage expérimente un déferlement de sensations violentes, à la fois induites par les êtres aux côtés desquels il essaie de progresser et un passé qu’il ne sait qualifier avec justesse. Ainsi, semble affirmer Brandon Taylor, le cadre « magnifique » susmentionné dans l’incipit n’est que mirage, et la réalité de Wallace, celle que l’écrivain ne nous révélera seulement par impressions successives et par l’insinuation de conversations entre lui et ses condisciples, paraît à l’image de cette « seconde peau » dissimulée sous la surface de l’eau, immuable, prête à se manifester aux yeux de toutes et tous.
Cette soirée estivale inopinée, ainsi que l’incapacité de Wallace à bien se faire comprendre des autres, déclenche en conséquence, et ce en l’espace de seules soixante-douze heures, une série de confrontations académiques, sentimentales et émotionnelles qui vont bouleverser sa vie.
Une impossible ascension
Brandon Taylor décrit dans un premier temps le parcours de Wallace au sein de son université. Ce dernier a du mal à faire entendre à ses condisciples de laboratoire que son évolution au sein du campus est différente de la leur. Il est le seul Noir de sa promotion, est sans cesse tenu de prouver que son admission en ce cursus avait lieu d’être. Il doit, en quelque sorte, être « redevable » du « cadeau » qui lui a été fait. Wallace n’évolue donc pas en tant qu’individu à part entière, mais tel le représentant de toute une communauté dont les membres sont, par ailleurs, jugés comme n’ayant « statistiquement » que peu de chances de s’en sortir, selon la remarque condescendante de Roman.
Les micro-agressions dont Wallace fait l’objet sont quotidiennes : son travail est sous-estimé, ses commentaires sont incompris et, bien souvent, on lui somme d’être attentif aux besoins d’autres personnes considérées plus « douées » que lui, sans motif véritable. Ce dernier point le fait se questionner sur comment avancer en société lorsque autrui a choisi, d’une façon qui soit foncièrement biaisée, quel est l’être qui « prédomine ».
“It doesn’t have to make sense. She’s gifted,” Brigit says, spitting out Simone’s favorite word for Dana but meaning the opposite. Wallace laughs. Gifted is the sweetness meant to make the bitterness of failure palatable—that a person can fail again and again, but it’s all right, because they’re gifted, they’re worth something. That’s what it all tracks back to, isn’t it, Wallace thinks. That if the world has made up its mind about what you have to offer, if the world has decided it wants you, needs you, then it doesn’t matter how many times you mess up.
— Ça n’a pas besoin d’avoir un intérêt. Elle est douée », fait Brigit, crachant le mot préféré de Simone quand il s’agit de qualifier Dana, mais pensant tout le contraire. Wallace rit. Douée, c’est la douceur destinée à enrober l’amertume de l’échec – l’idée qu’une personne peut échouer encore et encore, mais ce n’est pas grave, puisqu’elle est douée, elle vaut quelque chose. C’est à ça que ça revient, tout ça, non, se dit Wallace. Si le monde a pris sa décision sur ce que vous avez à offrir, si le monde a décidé qu’il veut de vous, qu’il a besoin de vous, le nombre de fois où vous vous plantez n’y change rien.
La seule défense qu’oppose Wallace à ces comportements négligents envers sa personne est le travail, et même sa manière de dédier cent pourcents de son temps à ses recherches est alors mésestimée par son entourage. Brandon Taylor décrit là l’impasse que vit son protagoniste principal, l’impossible progression d’un·e Noir·e dans une communauté donnée : tout ce qu’entreprend cette personne pour avancer d’une façon qui soit décente, satisfaisante, peut malgré tout être considéré comme une offense.
And now the work has been turned on him. His work is an insult to them. She hates him because he works, but he works only so that people might not hate him and might not rescind his place in the world. He works only so that he might get by in life on whatever he can muster. None of it will save him, he sees now. None of it can save him.
Et voilà que le travail se retourne contre lui. Son travail est une insulte pour les autres. Elle le déteste parce qu’il travaille, mais il travaille seulement pour éviter que les gens le haïssent et résilient sa place dans le monde. Il travaille seulement pour s’en sortir dans la vie avec les moyens qui sont les siens. Rien de tout cela ne le sauvera, il le voit maintenant. Rien de tout cela ne peut le sauver.
En décrivant de cette manière le quotidien de son personnage, Brandon Taylor condamne le racisme systémique du monde académique et le racisme systémique de toute la société – puisque le monde académique paraît être le lieu des premières expériences véritables en tant qu’« adulte ». Il montre, par ailleurs, que ces situations regrettables ne sont pas seulement connues des Noir·es à travers le concours de Brigit, sino-américaine n’étant, pour la plupart, que « la fille asiatique ». Notons au passage que Wallace n’a aucune idée de la souffrance de son amie avant qu’elle ne lui en parle explicitement, tellement absorbé par la sienne. Tous·tes deux composent pourtant inlassablement avec une certaine inclémence vis-à-vis de leurs capacités, cette dernière les conduisant à se questionner sur la bonne attitude à adopter en ces cas-là : leur faut-il endurer, tolérer et rester ? se défendre, se révolter et partir ?
Un désordre émotionnel
En parallèle à ces questionnements d’ordre pédagogique, importants puisque décisifs dans le choix d’une carrière professionnelle, Brandon Taylor nous dévoile, dans un second temps, le tumulte que représentent les relations sentimentales, émotionnelles et/ou charnelles pour son protagoniste principal.
Wallace est ouvertement homosexuel. Lors de ce vendredi estival où il renoue avec ses ami·es, il revoit Miller, être avec lequel il entretient des rapports des plus incohérents. Miller dit ne pas être attiré par les hommes, mais les deux partagent, depuis quelque temps, des moments de grande ambiguïté que Miller justifie disant qu’il « ne [voudrait] vraiment pas que [Wallace] le déteste ». Se retrouvant finalement seuls au cours de cette même soirée, ils entament, bien malgré eux, une relation sexuelle et émotionnelle. Cette dernière paraît toutefois ne tenir qu’à peu de choses : Wallace, bien que ne regrettant pas leur entreprise charnelle, redoute le comportement de Miller quand ils retrouveront à nouveau le « groupe » ; et Miller, à vrai dire, semble quelque peu inconstant quant à ce qu’il désire vis-à-vis de Wallace. Leurs ami·es bousculent du reste leur dynamique d’éventuel « couple » puisque ne maîtrisant pas la complexité de leurs rapports.
Brandon Taylor s’exprime, à travers leur « histoire », sur le bouleversement que peut engendrer un rapprochement d’autrui. Il s’applique au moyen d’échanges d’opinions entre ses différents personnages à décrire ce qui anime leur être : beaucoup de choses sont dites sur les relations humaines, sur comment elles fonctionnent, sur l’individualité et l’égocentrisme de chacun·e. On ne comprend d’ailleurs les liens qui unissent l’ensemble des personnages de Real Life qu’à mesure qu’avance l’intrigue ; seulement alors on redécouvre les épisodes contés de prime abord avec davantage de clarté – à titre d’exemples, l’inconfort ressenti par Wallace face aux signes d’affection et mésentente entre Cole et Vincent ou la corde raide sur laquelle évoluent Emma et Thom.
L’énonciation choisie par Brandon Taylor, particulièrement la restriction de son intrigue à une temporalité courte et des lieux uniques pour chacune de ses unités narratives, confère à son œuvre une certaine tension. Elle nous convie à analyser les dissentiments des un·es vis-à-vis des autres. L’écrivain dépeint en effet chaque scène de son roman avec soin ; les nombreux dialogues qui composent sa prose sont moteurs de l’intrigue ; et ses choix stylistiques accentuent l’impétuosité des confrontations. Aussi, par l’introspection de Wallace, essentiellement composée à la troisième personne du singulier, on accède à certaines informations dont ne disposent pas tous les personnages. On devine notamment son mal-être émotionnel dû à quelques événements passés, qui ne cessent de ressurgir à la « surface », dont on ne connaît pas, au préalable, la teneur.
La liaison secrète de Wallace et Miller se complique davantage encore quand les deux hommes tentent de faire face à leurs démons. Wallace, subissant toujours le poids de son traumatisme inqualifiable, néglige quelque peu la douleur de vivre de Miller, qui lui décide de répliquer de manière extrêmement violente, de manière extrêmement condamnable – une violence, cependant, avec laquelle Wallace semble choisir de composer…
Un traumatisme sous-jacent
C’est d’abord par son incipit intelligent que Brandon Taylor nous introduit au dialogue rompu entre Wallace et son père, entre Wallace et sa famille.
It was a cool evening in late summer when Wallace, his father dead for several weeks, decided that he would meet his friends at the pier after all.
Par une fraîche soirée de fin d’été, Wallace, dont le père était décédé depuis plusieurs semaines, décida d’aller retrouver ses amis sur la jetée, après tout.
Brandon Taylor n’étaye sa proposition subordonnée his father dead for several weeks, en français « dont le père était décédé depuis plusieurs semaines », qu’après une subtile exposition du quotidien de son protagoniste et une habile description de températures changeantes, se rafraîchissant pour laisser place au froid. Wallace décide de ne pas se rendre parmi les sien·nes en dépit de la mort de cet homme, de ne pas assister non plus à son enterrement. Il jauge depuis quelques semaines ce qu’il ressent, c’est-à-dire rien de ce qui assène généralement une personne qui vient de perdre un parent. Seulement ses ami·es ne peuvent décemment concevoir cette vérité : Wallace tente de leur expliquer qu’il ne se sent pas dévasté par cette disparition, bien qu’il ne sache définir précisément l’étendue de ses émotions, mais les membres de son « groupe » croient qu’il refoule ses sentiments. Wallace tente alors de surjouer sa peine, comme lors d’une discussion avec Cole durant laquelle il s’oblige à admettre qu’il « passe par les différents stades du deuil ». Son affliction devrait être « publique », voire « sociale », pour être considérée comme « normale ».
Le point de départ de cette ambivalence ressentie par Wallace ne nous est conté que par flux et reflux, Brandon Taylor nous donnant finalement accès à l’entièreté des scènes qui se sont jouées en milieu de roman. L’écrivain emploie alors, pour la seule et unique fois de Real Life, la première personne du singulier : Wallace prend la parole et relate son expérience sans ne plus rien omettre de sa souffrance, des agressions physiques et morales qu’il a vécues, de la complicité, de la connivence et brutalité des adultes qui l’entouraient. L’évocation de ces ressouvenirs suscite en lui des émotions contradictoires : il se rappelle d’un passé qu’il a souhaité « abandonner aux fourmis », dont il a souhaité se délester, mais qui ne semble pas complètement oublié. Quand il a fui son État natal pour le Midwest, il nourrissait l’espoir d’un renouveau, chérissait l’idée d’avoir enfin des relations humaines significatives, a peut-être négligé le travail intérieur dont il nécessitait pour « guérir ». Aujourd’hui, il voudrait « vivre […] dans le monde », entamer sa « vraie vie ». Mais tel que nous le montre la circularité de l’intrigue de Real Life, c’est-à-dire le choix de Brandon Taylor de nous conter en fin de roman l’arrivée de Wallace au sein de sa promotion et d’ainsi connoter cette expectative d’une certaine ingénuité, la « vraie vie » possède sans doute aussi son lot de déconvenues.
Un espoir, néanmoins
Brandon Taylor nous offre en somme une œuvre contemplative par laquelle on découvre un homme se trouvant à un carrefour de sa vie, devant prendre des décisions « rapides » qui détermineront l’ensemble de son existence. Il nous permet de découvrir les pensées parfois confuses de cet être, de ressentir intimement chacune de ses collisions avec autrui, de vivre avec lui son aliénation progressive provoquée par des mouvements exogènes. Il nous révèle alors l’existence d’une souffrance si profonde qu’elle expose son propriétaire à l’acceptation d’autres situations toxiques dans ses sphères professionnelle et privée, l’expose aussi à une certaine abnégation résignée dont on voudrait qu’il s’émancipe.
Les choix d’écriture de Brandon Taylor s’avèrent du reste particulièrement efficaces : le rétrécissement de l’intrigue à une temporalité réduite nous dévoile l’urgence des questionnements de son protagoniste principal ; la présence du motif littéraire des oiseaux symbolise le besoin d’évasion, d’envol, de Wallace ; le vocabulaire récurrent se rapportant au froid, à la glace, décrit la complexité du moment vécu par ce même homme ; enfin, l’évocation des œuvres de Virginia Woolf et Marcel Proust nous indique la qualité d’introspection philosophique à laquelle se livre l’écrivain. Brandon Taylor effeuille avec finesse l’essence de cet homme cherchant à se libérer de l’étau de son traumatisme, cherchant simplement à trouver sa place au monde.
Notes
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Brandon Taylor pour l’édition de Real Life parue chez Riverhead Books en 2020 · ISBN : 9780525538882. La traduction française de ces citations est offerte par Héloïse Esquié aux éditions La Croisée en 2022.