Écrivaine états-unienne née en 1990, Brit Bennett est diplômée de lettres et titulaire d’un master en beaux-arts spécialisé en fiction. Elle est notablement connue pour son essai I Don’t Know What to Do With Good White People, un texte lui conférant une grande visibilité internationale écrit en 2014 pour le blog Jezebel, disponible en France sous le titre Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs (Autrement, 2018).
Publié dans son édition princeps en 2016 sous le titre The Mothers, Le Cœur battant de nos mères reçoit de sorte une attention particulière des médias nord-américains, notamment du New York Times qui évoque la capacité de Brit Bennett à donner une vision hétérogène de la « souffrance maternelle » avec des personnages d’une complexité humaine[1]. En France ce premier roman paraît au mois d’août 2017 au sein de la collection « Littératures » des éditions Autrement grâce à la traduction de Jean Esch, et permet à son auteure d’être la récipiendaire du prix Lire du Meilleur Premier Roman étranger 2017.
L’avortement et ses répercussions
Nadia Turner a seulement dix-sept ans quand sa mère se suicide. Suite à sa disparition, la jeune femme se sent traitée différemment par les autres, son père, ses professeurs, ses amis… Elle tente alors de trouver une échappatoire à son quotidien étouffant : elle sèche les cours, fréquente des lieux peu convenables pour une femme de son âge (mi-adolescente mi-adulte) et noie son désespoir dans des verres d’alcool.
De fil en aiguille, Nadia entame une relation avec Luke Sheppard. Aux yeux du bel homme, elle n’est plus la fille fragile qui a besoin que l’on s’occupe d’elle depuis la mort de sa mère. Lui ne la traite pas comme cette chose étrange avec laquelle on ne sait comment agir. Lui l’apprécie vraiment… Mais très rapidement Nadia tombe enceinte.
L’étudiante vient pourtant d’être acceptée dans une université qui l’éloignerait de son passé. Elle pourrait ainsi déménager et ne plus être le poids qu’elle pense représenter pour son père. Elle pourrait se forger une nouvelle identité, ne plus être « celle dont la mère s’est suicidée ». Elle pourrait se sentir libre, enfin. Elle s’en veut. Sa mère aussi a connu une grossesse étant adolescente.
Of all people, she should have known better. She was her mother’s mistake.[2]
Plus que n’importe qui, elle aurait dû savoir à quoi s’en tenir. Elle-même avait été l’erreur de sa mère.
Quand Nadia informe Luke de sa grossesse, elle en est déjà certaine, elle veut avorter. Luke est sonné. Il est le fils du pasteur de la communauté religieuse la plus importante de leur quartier. Il s’inquiète de l’image que cet avortement donnerait à l’église de ses parents si la nouvelle venait à se répandre. Il règle néanmoins la question financière et se propose d’accompagner Nadia à la clinique. Ce qu’elle refuse. Il est convenu qu’il la rejoigne une fois l’intervention terminée… mais il ne s’y rendra pas, laissant Nadia seule avec la souffrance de cet avortement. Leur relation sentimentale ne survit pas à cette interruption de grossesse.
La solitude ressentie par Nadia est alors profonde. C’est à ce moment-là qu’Aubrey Evans entre dans sa vie. Aubrey est une adolescente « effacée et délaissée ». C’est une fille à laquelle personne ne prête attention. Nadia et Aubrey se lient pourtant d’amitié l’une pour l’autre, inconsciemment unies par le manque de présence maternelle dans leur vie. Elles vont surmonter leur abandon ensemble, du moins jusqu’à ce que Nadia parte pour l’université du Michigan.
It was strange, learning the contours of another’s loneliness. You could never know it all at once; like stepping inside a dark cave, you felt along the walls, bumped into jagged edges.
C’était étrange d’appréhender les contours de la solitude de quelqu’un d’autre. Vous ne pouviez pas la découvrir d’un seul coup ; c’était comme pénétrer à l’intérieur d’une caverne sombre : vous avanciez à tâtons, vous vous cogniez contre les bords irréguliers.
En parallèle, Luke mesure la portée de son acte – ou plutôt de son inaction –, et réalise le caractère définitif de l’avortement de Nadia. Il est loin d’y être indifférent, comme la jeune femme le pense, mais ne laisse pas ouvertement paraître ses sentiments. Luke est détruit intérieurement et pour lui, « le poids de ce qui a été perdu pèse toujours plus lourd que ce qui reste. » Il a créé la vie, il est donc père, un père qui doit dorénavant faire le deuil de son bébé. Il se sent seul.
Le temps passe, les blessures restent. Brit Bennett projette son lecteur dans le futur, près de deux ans après l’avortement de Nadia. Ces trois personnages ont évolué, mais l’avortement de Nadia a toujours un impact très fort sur la vie de chacun, et c’est précisément sur ce point que l’écrivaine insiste. Si l’avortement semble s’inscrire à un moment précis de la vie, ses répercussions sont durables. Brit Bennett choisit toutefois de garder une certaine distance dans son énonciation utilisant la troisième personne du singulier pour parler de ses protagonistes principaux. Ce sont d’ailleurs « les mères » de la communauté (the church mothers) qui content l’histoire s’exprimant à la première personne du pluriel.
Could you ever truly unlove a child, even one you never knew?
Pouvait-on réellement cesser d’aimer un enfant, même si on ne l’avait jamais connu ?
La figure ambivalente de la mère
Brit Bennett offre au sein de son premier roman différentes images atypiques de la mère, d’où le titre original de son livre The Mothers. Elle joue sur la figure protectrice qu’est censée détenir cette génitrice pour montrer les défaillances possibles des relations parent-enfant.
Il y a ainsi les mères qui ont rejeté l’idée de la maternité, à l’image de la mère d’Aubrey, qui préfère vivre sa relation amoureuse qu’entendre le désespoir palpable de sa fille ; de la mère de Nadia, en souffrance, qui met fin à ses jours sans que sa fille ne comprenne les raisons de cet acte ; et de Nadia elle-même, qui a créé la vie et choisi d’avorter.
Il y a surtout les « mères » du village. Le Cœur battant de nos mères dévoile comment les générations les plus âgées peuvent avoir des attentes particulièrement inflexibles quant aux plus jeunes générations. Quand les « mères » de la communauté s’expriment sur les comportements de Nadia, Aubrey et Luke, elles émettent des jugements parfois tranchants, des jugements que Brit Bennett assimile sans doute au regard des uns quant aux actions des autres. Ces « mères » représentent la pression sociale externe que peuvent ressentir les jeunes adultes quant à leurs décisions. La petite ville dans laquelle se déroule l’intrigue a ses contraintes : tout le monde se mêle des affaires de tout le monde. Les femmes expérimentées de la congrégation ont un regard ininterrompu sur les agissements de chacun, un regard présenté de manière récurrente en début de chapitre par l’écrivaine – ce qui confère à l’œuvre une atmosphère oppressante.
L’hypocrisie est également perceptible dans le comportement des parents de Luke qui exercent la fonction de directeurs du corps ecclésiastique du quartier. Ces derniers sont ouvertement contre l’avortement, mais conseillent secrètement à leur fils d’agir en contradiction avec ces démonstrations publiques éloquentes. Brit Bennett explore ainsi les sentiments de culpabilité et de honte, et la suffisance malvenue de certains quant à leurs réquisitoires intransigeants.
Les dernières lignes du Cœur battant de nos mères accentuent la réflexion de l’auteure sur les relations mère-fille. Un enfant ne comprend pas toujours les raisons du comportement de son parent mais en grandissant il devient quelque part cet être adulte qui lui semblait incompréhensible. L’amour a différentes façons de se manifester, ainsi chacun peut se retrouver en l’autre.
L’identité raciale et culturelle
Brit Bennett confronte en filigrane ses lecteurs à l’enjeu de la diversité culturelle. Ses protagonistes principaux sont afro-américains ; la perception du monde qui les entoure sur leur couleur de peau fait partie de leurs challenges quotidiens. Il est ainsi question au sein du Cœur battant de nos mères d’assimilation raciale, de préjugés infondés et de racisme.
À l’image de Zadie Smith dans Sourires de loup, Brit Bennett évoque tout d’abord l’assimilation raciale. Il est commun qu’autrui ne prête pas réellement attention aux différences ethniques lorsqu’il est en présence d’une culture différente de la sienne. Brit Bennett illustre ce propos par le biais du personnage de Carlos, considéré par tous comme un Mexicain alors que ses parents sont originaires de Colombie et du Nicaragua. L’homme ne connaît rien de ce pays frontalier aux États-Unis pourtant il est surnommé « le Mexicain ». Ce type d’assimilation fait dans l’ignorance blesse les personnes qui en font l’objet, comme le démontre ici l’auteure.
Carlos’s father was Colombian, his mother Nicaraguan, but everyone called him a Mexican.
“Always a Mexican,” he said. “They ask me, ‘Ay Carlos, why don’t you fix us up some tacos?’ I don’t know nothing about no fucking tacos. Go fix me some tacos, you like the goddamn things so much.”
Le père de Carlos était colombien et sa mère nicaraguayenne, mais pour tout le monde, il était mexicain.
« Je suis toujours le Mexicain, confia-t-il. Ils me disent : “Hé, Carlos, pourquoi tu nous fais pas des tacos ?” J’y connais rien à ces putains de tacos, moi. Vous avez qu’à m’en faire, vous, des tacos, si vous aimez tellement ça. »
Brit Bennett choisit également d’insister sur les préjugés qui existent sur le quotidien merveilleux des insulaires. Pour Luke, il n’y a pas de « pauvres à Hawaï », comme si ces termes, une fois juxtaposés, formaient un oxymore. Pourtant la réalité est autre et l’auteure invite son lectorat à réellement l’envisager. Si l’on s’imagine que le soleil et la mer garantissent à tous une excellente qualité de vie, on se crée un imaginaire fort en préjugés qui relèvent d’a priori de touristes. Comme ailleurs, les populations des îles luttent pour réussir à s’en sortir.
Paradise ain’t paradise for everyone.
Le paradis, c’est pas toujours le paradis pour tout le monde.
L’écrivaine parle en outre des différents degrés de racisme qui existent. Par définition, il est question de racisme lorsqu’un comportement est l’action résultante d’une croyance à l’idée d’une race supérieure à une autre. Brit Bennett s’interroge ici : pourrait-on y ajouter également toutes ces petites différences observables, presque infimes, mais pourtant bien réelles ; ces différences qui sont systématiquement émises envers autrui parce que sa couleur de peau est autre ?
She felt the sly type of racism here, longer waits for tables, white girls who expected her to walk on the slushy part of the sidewalk, a drunk boy outside a salsa club yelling that she was pretty for a black girl. In a way, subtle racism was worse because it made you feel crazy. You were always left wondering, was that actually racist? Had you just imagined it?
Elle ressentait une forme sournoise de racisme : une attente plus longue pour qu’on vous dirige vers une table au restaurant, des jeunes Blanches qui ne déviaient pas de leur chemin, afin qu’elle marche sur la partie boueuse du trottoir, et un garçon ivre devant un club de salsa qui lui lançait qu’elle était « jolie pour une Noire ». En un sens, ce racisme subtil était pire car il vous rendait fou. Vous passiez votre temps à vous demander : est-ce vraiment du racisme ? Ou bien un effet de mon imagination ?
L’auteure du Cœur battant de nos mères souligne avec intelligence les stéréotypes d’une société qui peut se montrer intolérante. Ses personnages naviguent dans des eaux parfois troubles et doivent pourtant garder une ligne de conduite gracieuse. Ce combat est subtilement illustré au sein de ce roman.
Le tabou de l’avortement en déliquescence
Brit Bennett aborde ainsi dans son ouvrage la question clivante de l’avortement. L’auteure ne compose pas son texte dans le but de faire la morale aux uns ni aux autres. Elle écrit pour briser le tabou inconfortable qui demeure encore sur la question. En gardant une certaine neutralité sur le sujet, Brit Bennett enseigne avant tout l’impact que cette interruption de grossesse peut avoir sur les personnes concernées et invite ses lecteurs à concevoir l’acte de l’avortement différemment.
Ainsi la romancière ne souhaite pas seulement que son lectorat réfléchisse au sujet de manière détachée mais plutôt qu’il envisage l’avortement pour l’ensemble des femmes, aussi les femmes qui lui sont proches (sœur, cousine, amie, nièce, petite-fille…). Brit Bennett avance l’idée que lorsque l’on est directement concerné par l’avortement, notre réaction première n’est pas instinctivement la même. Il est toujours plus délicat de considérer cette question quand on est directement affecté par celle-ci. Peut-être même céderions-nous plus facilement au jugement dans ces cas-là… Quoi qu’il en soit, l’auteure arrive avec habileté à projeter ses lecteurs dans ces réflexions.
Maybe abortion seemed different when it was just an interesting topic to write a paper about or debate over drinks, when you never imagined it might affect you.
L’avortement prenait peut-être un autre aspect quand c’était juste un sujet intéressant pour un article ou un débat autour d’un verre, quand vous n’imaginiez pas que cela pourrait vous atteindre.
Le Cœur battant de nos mères possède en outre des personnages forts, complexes, humains. À mesure que l’on parcourt ce livre, on comprend que chacun a ses brisures, ses fêlures comme ses forces. Nadia, Luke et Aubrey sont trois jeunes qui tentent de vivre pleinement malgré le poids de ce qu’ils ont enduré, malgré la perte et le sentiment d’abandon qu’ils ont tous les trois ressentis à un moment de leur vie.
Brit Bennett apporte une réflexion essentielle sur un sujet encore polémique avec un ton juste. Ce premier roman en est le manifeste.
À noter aussi que Le Cœur battant de nos mères est suivi d’un second roman à paraître au mois de juin 2020 aux États-Unis : The Vanishing Half.
Notes
- ↑ Mira Jacob, A Town’s Secret Propels ‘The Mothers,’ a Lauded Debut Novel. 2 novembre 2016. URL : https://www.nytimes.com/2016/11/06/books/review/brit-bennett-mothers.html
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Brit Bennett pour l’édition de The Mothers parue chez Riverheads Books. La version française de ces citations est la traduction offerte par Jean Esch au sein du Cœur battant de nos mères, ouvrage de la collection « Littératures » de la maison d’édition Autrement.
Après une nouvelle lecture de ton analyse, je pense que je vais le relire. Je l’ai d’ailleurs entre les mains. Comme je te l’ai déjà dit, je n’avais pas trop accroché mais finalement je crois que c’est un livre qui doit être lu au moins deux fois pour mieux saisir sa portée.
J’aime bien l’image de la couverture. L’édition que j’ai , comporte une image presque similaire. La mise en abîme mais aussi la juxtaposition de deux visages féminins qui illustrent un des thèmes majeur de ce roman, la relation mère-fille et la construction identitaire de la fille. Bon bein vu que ce sont les vacances là, pause télé-travail , je vais bien profiter pour me replonger dans ce livre .
Je comprends ton ressenti sur cette lecture. J’ai eu beaucoup de mal, dans un premier temps, à apprécier l’énonciation singulière de ce roman, notamment la voix des « mères » de la communauté qui racontent l’histoire de Nadia et de leur quartier. Toutefois, j’ai trouvé que Brit Bennett traite de l’avortement de manière intéressante. L’écrivaine m’a beaucoup fait réfléchir sur le sujet, m’a donné envie de poser des questions aux femmes qui m’entourent (ce que j’ai fait par la suite et a donné lieu à des discussions enrichissantes, avec des points de vue parfois très différents). J’ai aussi découvert des personnages forts, écrits avec justesse. Tu me diras à l’occasion ce que tu penses de ta relecture.
Tu as sans doute la couverture de l’édition de poche parue chez J’ai Lu. J’avoue avoir une préférence pour celle-ci, pour ses couleurs et ses magnifiques courbes, pour le cœur rouge qui se dessine de la fusion des deux femmes.