L’œuvre d’un écrivain se nourrit infailliblement du matériau de sa vie. Chaque composition littéraire offre ainsi un reflet en creux de son auteur, de son essence véritable ou son vécu, de ses réussites ou ses obsessions.
À travers son ouvrage intitulé Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo renoue de façon inédite avec sa mythologie familiale. Il évoque nûment les disparitions successives qui l’ont anéanti : celle de son frère, Jérôme, qui se suicide en 2005 ; celle de sa mère, qui s’éteint un an plus tard par « synchronie », le jour même de l’anniversaire de Jérôme ; celle de son père, qui rend l’âme quatre années après sa femme, des suites d’une longue maladie. Thésée, personnage principal de ce roman, subit lui aussi ces difficiles pertes humaines, dans ces exactes conditions, et choisit de mener l’enquête.
qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ?
Cette sempiternelle question est universelle. Elle se veut refrain de ce récit lyrique. Elle est celle qui alimente la tension narrative, celle à laquelle, peut-être, n’existe-t-il pas une seule réponse, simple et catégorique. La pendaison, écrit Camille de Toledo, est « un acte archaïque » ; « la corde vient du passé ». C’est précisément ce passé que Thésée croit fuir mais qui reviendra plus fort, par la voie de l’archive.
Thésée et son empreinte mythologique
Le prénom que Camille de Toledo attribue à son personnage principal possède une forte connotation mythologique. Thésée est en effet un héros fondateur de la mythologie grecque, adulé pour son courage, sa ruse et sa loyauté. Il est celui qui arpente les terres, celui qui devient le « roi unificateur » d’Athènes, celui aussi qui ne recule devant aucun obstacle – il affronte sans peur le taureau crétois, la laie de Crommyon et maints centaures thessaliens. Thésée est surtout communément connu pour avoir vaincu le Minotaure, créature sacrificatrice au corps d’homme et à la tête de taureau enfermée dans un labyrinthe.
Comme son homologue antique, Thésée, héros du roman de Camille de Toledo, arpente les terres en quête de renouveau, hanté par les siens. Il doit vaincre à son tour un monstre dévoreur, un adversaire souvent mésestimé : le passé. Suggérant l’arduité de cette épreuve, le combat à mener pour recouvrer un semblant d’existence, la photographie accompagnant l’objet-livre illustre un jeune garçon prêt à l’affrontement, muni de ses gants de boxe, petit toutefois face à la tâche qui semble lui être confiée. Thésée est à cette image, seul, dépassé par l’énormité du deuil qui le frappe.
L’homme se perd alors dans le labyrinthe de sa souffrance et, pour en sortir, espère pouvoir disposer, à l’instar du héros grec, d’un fil qui lui permettrait de retrouver la lumière. « Thésée cherche une issue hors du labyrinthe, il voudrait éviter le monstre. » Cette entreprise n’est pourtant pas aisée, comme le souligne le champ lexical du drame employé par Camille de Toledo en prologue de son récit, et peut-être faudrait-il que Thésée n’entende plus jamais parler « de… », « d’eux », pour apercevoir de nouveau « un carré de ciel ». Portant de la sorte sur son dos l’énigme de la mort de son frère, Thésée quitte la ville de l’Ouest, la « nécropole », cité des morts. Il est alors accompagné de ses trois enfants et ne conserve de ses proches que des « archives, trois cartons remplis du souvenir des siens : des lettres, des courriels, des manuscrits, des photographies de son enfance ».
après plus de trente ans d’une crise du capitalisme
tu as rendu ta vie
et je suis, depuis ce jour, ton survivant
celui qui porte sur son dos l’énigme
de ta mortune énigme qui traverse les âges
et les frontières
une perte et un manque auxquels se nouent d’autres
histoires venues du passé qui laissent apparaître
un fil fragileet lorsque je le tire, ce fil, voici ce qu’il révèle :
que nous sommes
un continuum de désastres
et d’effondrements
Une tentative d’évasion
Thésée croit en ce départ vers « sa vie nouvelle », en la réinvention possible de son existence, notamment grâce à l’abandon de sa langue maternelle. Conscient de son « orphelignage » (mot-valise employé à dessein ici par Camille de Toledo puisque signifiant que son personnage a perdu non seulement ses parents, mais aussi toute sa lignée), ce père de famille profondément marqué par ses doutes se persuade qu’il peut vivre sans « ses morts » : il espère que tout un chacun peut mener une « vie-frontière », c’est-à-dire, une vie dissociée de celle des autres, de celle de ses proches.
S’il s’imagine un temps pouvoir véritablement délaisser l’ombre des siens, Thésée doit bientôt se rendre à l’évidence : son corps ne supporte pas ce simulacre d’oubli. Il trahit son leurre émotionnel et révèle ses pensées secrètes. Il somatise. Ce que Thésée garde au fond de lui le tue littéralement ; et cet effondrement physique n’est pas anodin : il concerne son être entier, son crâne, son dos, les racines de ses dents, aussi son propre poids, son maintien… Le « moderne » a subséquemment recours à la médecine, mais rien n’y fait. L’« idiot » vit dans la dénégation un temps, mais rien ne change.
Alors il s’y résout. Thésée perce la « poche du déni », « [fait] face aux preuves, [ouvre] les cartons qu’il a emportés avec lui ». Mais là encore, rien ne se passe comme prévu.
ce qui était enfoui dans mes cartons forme le tapis des souvenirs sur lequel il me faut réapprendre à marcher, mais je rampe ; et tout n’est qu’un désordre de visages oubliés ; je me vois sur les photos, mais ce n’est pas moi ; je vois des bouts d’une enfance, mais ce n’est pas mon enfance ; je vois mon frère, mais il n’est plus mon frère ; cette archive déversée pourrait être celle d’un étranger ; je ne suis pas lui, je pense, je ne viens pas de là, je n’ai pas de lien avec eux ; je n’appartiens pas à ce temps ; tout a été coupé
S’apercevant progressivement qu’en optant pour l’annihilation de ses souvenirs au moment de son départ il a aussi brisé le lien qui le relie à Jérôme, Thésée choisit d’enquêter, de reprendre le fil de vie des membres de sa lignée pour peut-être trouver une réponse à la question qui le tourmente.
au lieu d’une existence nouvelle, je me suis jeté dans un puits sans issue ; en voulant effacer le souvenir de mon frère mort, toutes les autres scènes de ma vie ont été emportées et maintenant, il faut repartir de là, du frère qui s’accroche le cou
Un voyage dans le temps
Camille de Toledo propose ainsi au sein de Thésée, sa vie nouvelle un grand voyage dans le temps, une épopée à la fois nécessaire et salvatrice. Quatre générations sont à ce titre revisitées, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui.
pour ne pas mourir, j’ai dû entreprendre un voyage
au cœur de la nuit, dans les plis du corps
dans les strates du temps
En parcourant ses archives, Thésée s’intéresse surtout à l’imprégnation du secret dans sa lignée. Il semblerait qu’encore gamins Jérôme et lui aient vécu dans une fiction, un « conte fêlé » ou un film « trop bien produit et un peu trafiqué ». Leur enfance est, pensent-ils, « bâtie sur du sable mouvant ». Il est en effet implicitement demandé à chaque membre de cette famille d’être « fort », c’est-à-dire de taire ses faiblesses et ses questionnements. L’ancêtre Talmaï croit de la sorte pouvoir enfouir la peur de perdre les siens dans des profondeurs abyssales ; Nathaniel, son fils, s’interdit de « trembler » face aux autres ; Esther, sa petite-fille, mère du « frère mort » et du « frère qui reste », décide de « tenir malgré l’amour qui décline » quand son mari, Gatsby, paraît réaliser trop tard l’ineptie de son rêve de « capitalisme à visage humain ».
Ces archives donnent de la matière à Thésée, certes, mais ces archives dévoilent aussi la comédie qui se jouait sous leurs yeux, les fameuses « ombres tues » qui accompagnaient partout ses proches. À mesure qu’il contemple les photos dispersées sur le « sol allemand », « celui qui reste » comprend que leur existence est un authentique mythe. Les dates se recoupent par « hasard » et/ou « synchronie », et certains événements marquant la vie des siens coïncident avec l’avènement de grands bouleversements politiques européens. Il s’interroge : le traumatisme d’un homme peut-il s’observer sur les générations suivantes ?
En guise d’élément de réponse à cette question largement débattue par ailleurs, Camille de Toledo développe ici une réflexion ordonnée sur le suicide : selon lui, cet acte possède une part de causalité relationnelle et pourrait être mis en corrélation avec les dernières avancées sur l’épigénétique. L’écrivain choisit, afin d’étayer son propos, de citer l’étude Transgenerational Transmission of Environmental Information in C. elegans réalisée sur le ver C. elegans, un organisme servant de modèle aux recherches biologiques. On y apprend que « les modifications du comportement d’un gène causées par un seul trauma […] peuvent s’observer pendant quatorze générations ».[1] Ainsi l’acte du suicide, un acte solitaire a priori, pourrait être vu comme l’œuvre d’une vie « nouée » à d’autres « par les chocs que leurs corps ont enregistrés ». C’est en tout cas la conclusion vers laquelle les archives familiales conduisent Thésée ; si bien que finalement, en prenant le train vers « sa vie nouvelle », la ville de l’Est, ce personnage s’est dirigé non pas vers le futur mais bien vers le passé, vers ces vies « nouées » à la sienne, en quête d’une meilleure compréhension de l’inintelligible ultime acte de son frère.
Une traversée de la nuit
Camille de Toledo offre en somme au sein de Thésée, sa vie nouvelle un entrelacs minutieux de destinées réinventées ayant appartenu à la fois à sa lignée maternelle et sa lignée paternelle (cette dernière étant soulignée par l’existence de Nissim de Toledo, qui devient ici, par la voie du roman, frère de Talmaï). Son élégie est celle d’un homme en quête de réponses, portant l’énigme de la mort de son frère sur le dos – une énigme qui le ronge physiquement et l’empêche de pouvoir se mouvoir comme il le souhaiterait. Seules les archives semblent de quelque recours pour Thésée qui cherche désespérément à sortir en vie du labyrinthe.
Thésée, sa vie nouvelle est d’ailleurs, en quelque sorte, une archive à part entière, d’une grande oralité, constituée de discours rapportés, de photographies personnelles, de poèmes et de plaintes adressées aux morts. La trame narrative, écrite essentiellement en lettres minuscules, composée de morceaux de phrases reliées par des points-virgules, est découpée de vers libres en caractères italiques. Elle donne lieu à un échange possible, inespéré, entre le « frère mort » et le « frère qui reste ».
Notes
- ↑ KLOSIN (Adam), CASAS (Eduard), HIDALGO-CARCEDOL (Cristina), VAVOURI (Tanya), LEHNER (Ben). Transgenerational Transmission of Environmental Information in C. elegans in Science. 21 avril 2017. DOI : 10.1126/science.aah6412