La Légèreté de Catherine Meurisse, ou comment annihiler la pesanteur de l’horreur

Copyright : Dargaud

Le 7 janvier 2015, une attaque terroriste d’une violence sans pareille est orchestrée au siège social du journal parisien Charlie Hebdo. Douze personnes – les dessinateurs de presse Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski ; le lecteur et correcteur Mustapha Ourrad ; la psychiatre Elsa Cayat ; l’économiste et journaliste Bernard Maris ; le policier Franck Brinsolaro ; le journaliste Michel Renaud ; un agent chargé de la maintenance du bâtiment, Frédéric Boisseau ; et un gardien de la paix, Ahmed Merabet – sont cruellement assassinées lors de cet attentat.

Catherine Meurisse faisait partie de l’équipe des dessinateurs de presse de Charlie Hebdo au moment des faits. En retard pour sa réunion du matin, elle échappe de peu à ce véritable carnage. Mais comme tous les blessés et rescapés de cette attaque, Catherine Meurisse est victime d’un traumatisme psychologique profond qui ne semble pas s’atténuer avec le temps. Pour elle qui a tant partagé avec ses collègues et amis pendant une dizaine d’années, il est dur d’accepter cette réalité dévastatrice.

Avec La Légèreté, l’illustratrice revient sur son parcours, depuis ce jour de l’attentat jusqu’à son envie de reprendre enfin son pinceau pour dessiner.

Une préface signée Philippe Lançon

Philippe Lançon, gravement blessé au cours de l’attentat contre Charlie Hebdo, nous propose une préface assez bouleversante pour cet ouvrage.

Si Paris est la « capitale du savoir-vivre et de la beauté, le nombril de l’élégance et de la légèreté », la balance a bel-et-bien été déréglée ce mercredi 7 janvier 2015. Le rapport à ce qu’aiment les survivants de l’attentat – la littérature et l’art – a sauvagement été déstabilisé, nous dit l’auteur. L’insouciance s’est laissé envahir par le funèbre.

Ce sur quoi insiste Philippe Lançon dans cette préface, c’est avant tout ce hasard d’être encore en vie. Chacun des survivants de l’attentat connaît ce hasard d’être encore là aujourd’hui pour conter, entre autres, sa descente aux enfers. La légèreté n’est plus, alors vers quoi peuvent-ils encore se tourner pour espérer en retrouver ? La beauté sans doute.

[…] Nous vivons désormais en funambules, les pieds posés sur le fil du cauchemar et de la créativité, un fil à couper le cœur.

Quoi qu’il en soit, ces rescapés ont un besoin de renaissance, un besoin de ressentir ce que Kundera nomme « la légèreté de l’être ». Par cette bande dessinée, Catherine Meurisse a précisément mis l’accent sur cette quête de grâce et de délicatesse.

À la recherche de la légèreté une fois le chaos éloigné

Le terrorisme, c’est l’ennemi juré du langage.

La veille du 7 janvier, Catherine Meurisse est en proie aux « intermittences du cœur », comme nous le souligne Philippe Lançon. À son réveil, la jeune femme se ressasse sans cesse sa séparation sentimentale. Elle s’invente des scénarios dans lesquels son amant « se meurt » d’amour pour elle, bien décidé à mourir plutôt que de vivre avec elle une passion des plus rationnelles. Elle est alors dans un état semi-végétatif et rêve à demi éveillée dans son lit. Avec toutes ses préoccupations d’ordre affectif, Catherine en oublie son réveil et est donc en retard pour sa conférence, une réunion qui se tient tous les mercredis matins sur son lieu de travail. Et, comme si tous les éléments se liguaient contre elle, elle rate aussi de peu le bus qui aurait pu lui faire gagner de précieuses minutes.

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Luz, alors Catherine réfléchit à la fête qu’on lui prépare. Elle pense aussi à tous les projets en cours, les maquettes à finir, toutes ces ébauches professionnelles qu’elle doit terminer… Alors qu’elle s’approche des locaux de Charlie Hebdo, Catherine est interpellée dans la rue par Luz justement, qui, galette des rois à la main, lui assène : « Catherine, ne monte pas au journal. Il y a une prise d’otages à “Charlie” ». D’abord incrédule, Catherine se remet vite de ses émotions quand elle entend un tonitruant « RESTEZ PAS LÀ ». Les deux collègues doivent se trouver un abri, poussent la première porte sur leur chemin, et le temps de se protéger, commencent à ouïr des coups de feu. On devine que dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo les personnes armées ont tiré plusieurs fois… C’est l’horreur absolue.

Le lendemain de cette attaque surréaliste, Catherine Meurisse pense « C’est terminé. J’arrête le dessin. ». Elle se représente alors cet art de manière personnifiée : le dessin a la volonté de se cacher, de disparaître ; il « gît » quelque part. L’illustratrice n’a « plus d’idées », comprend que désormais, elle ne retrouvera plus cette ambiance qui lui permettait de travailler dans la joie et la bonne humeur : « Plus de vannes, plus d’écho, plus de rires… ». Le soir du 8 janvier, elle tente pourtant de produire quelque chose. En vain.

Je griffonne des idées destinées à devenir dessins, comme pour chaque numéro de chaque semaine, depuis dix ans. […]
Dans cette bulle de travail, il n’y a que des idées, et plus rien autour. Je suis tout aussi morte que mes amis, ou ils sont tout aussi vivants que moi.

Jour après jour, si les idées refont peu à peu surface, Catherine Meurisse est toujours aussi bloquée. Elle n’arrive plus à dessiner. Son aventure chez Charlie Hebdo a commencé alors qu’elle était âgée de vingt-cinq ans. Ce sont donc dix années de franche camaraderie qu’elle a perdues d’un seul « coup de massue » ce 7 janvier.

En plus de ces pertes humaines dont elle doit guérir, la jeune femme devient la proie de journalistes indiscrets qui « rêvent » d’obtenir une déclaration publique, et elle se retrouve sous protection rapprochée. Catherine ne considère pas la présence de ses gardes du corps comme rassurante. « La garde statique, qui se relaie chaque soir en bas de chez moi, ne garantit pas des nuits tranquilles. » Pour elle, leur présence, c’est véritablement une entrave à sa liberté, un poids énorme sur ses épaules frêles. Elle a alors l’impression d’être en prison et pourtant elle reconnaît le paradoxe suivant.

Être sous protection : je meurs. Ne pas être sous protection : je me fais tuer.

La dessinatrice nous explique ses ressentiments. Elle est en profond décalage avec la société française qui revendique fortement ses « Je suis Charlie » quand elle ne sait plus où elle est. Elle n’admet pas que l’on puisse utiliser la terminologie « attentat » pour désigner ce qu’elle considère comme un véritable « massacre ». Et à propos de la marche dominicale organisée en hommage aux victimes, elle déclare « Nous sommes applaudis alors qu’on n’avait rien demandé. ». Pour elle, il est temps de s’extraire de la marée humaine pour voir l’océan.

La légère de Catherine Meurisse
La légère de Catherine Meurisse

La mer a toujours été une source d’inspiration pour Catherine Meurisse. Elle veut passer quelque temps à sa proximité pour « retrouver la vie », « retrouver la mémoire ». Car si quelques semaines se sont maintenant déroulées depuis ce fameux jour, elle se sent encore comme vidée, « creuse ». Pire encore, sa mémoire lui fait défaut. Elle est dans l’incapacité de se rappeler précisément des scènes du quotidien avec ses collègues de Charlie Hebdo. Un long travail de reconstruction commence.

La dessinatrice part ainsi à la recherche de la beauté. Elle s’extirpe quelque peu du chaos pour profiter de jours plus calmes. Et quand en novembre 2015, « ça recommence » avec les attentats du Bataclan, il faut qu’elle s’échappe avant de retomber dans la panique, l’anesthésie et la dissociation. Elle a dorénavant « une longueur d’avance sur le traumatisme ».

Je voudrais être vivante, comme avant.

Catherine Meurisse s’envole alors pour la Villa Médicis, le siège de l’Académie de France à Rome. Elle part littéralement en quête de la beauté et va redécouvrir l’histoire de l’art – la sculpture, de la peinture – sous toutes ses formes. Elle se dit en train de « chercher le syndrome de Stendhal pour annuler celui du 7 janvier ». Elle aimerait connaître cette déprime liée à un excès de beauté, plutôt que cet abattement qui fait suite à tant de noirceur traumatisante.

La Légèreté, c’est avant tout l’histoire d’une reconstruction difficile après des événements d’une violence inouïe. C’est ce besoin de beauté pour anéantir la cruauté du monde, ce besoin de renaissance pour retrouver goût à la vie. Catherine Meurisse offre ainsi une bande dessinée très personnelle. Graphiquement, on peut découper ce roman graphique en deux parties : la première, plus sombre, avec quelques rares moments de vives couleurs ; la deuxième, plus dynamique, empreinte de teintes nouvelles. Catherine Meurisse a un style atypique et utilise plusieurs techniques pour ses dessins ici dont l’aquarelle, la gouache, le crayon…

Si vous souhaitez découvrir un extrait de ce roman graphique, vous pouvez vous rendre sur ce lien.

Je compte bien rester éveillée, attentive au moindre signe de beauté.
Cette beauté qui me sauve, en me rendant la légèreté.

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