Charmaine Wilkerson croit au lien indéfectible existant entre les histoires que l’on raconte et la nourriture que l’on mange[1]. Selon elle, nul doute que la nourriture possède son propre langage, c’est-à-dire sa propre manière d’articuler et exprimer le sentiment, l’émotion, mais aussi l’héritage et la tradition. Elle choisit ainsi de composer son premier roman intitulé Black Cake partant d’une recette qu’elle reçoit de sa mère jamaïcaine, la recette d’un gâteau connu dans la Caraïbe anglophone sous le nom de black cake, « gâteau noir ». Particulièrement célébré à la Jamaïque, ce dessert tirant ses origines du Christmas plum pudding britannique est dulcifié à l’aide de sucre de canne et de fruits secs imbibés de rhum ou de liqueur. Charmaine Wilkerson s’en sert ici comme de « liant » pour ses protagonistes dont la destinée est sans cesse bouleversée par l’extérieur, son black cake apparaissant alors comme élément de stabilité pour ses personnages et comme legs dont la valeur serait inestimable.
Un retour aux origines
Byron et Benedetta « Benny » sont réuni·e·s pour la première fois depuis huit années à la mort de leur mère, Eleanor. Leurs émotions sont alors vives : Byron en veut à sa sœur d’avoir complètement abandonné les leurs, Benny n’en revient pas de la sourde colère de son frère quand sa réalité est loin d’être aussi simple qu’il n’y paraît. Les deux doivent néanmoins taire leurs ressentiments momentanément pour la remise d’un héritage inédit : Eleanor laisse à ses enfants une lettre énigmatique dans laquelle il est question d’un « gâteau noir » que la fratrie doit se partager « au bon moment » qu’elle « saura » déterminer. Elle leur transmet surtout un enregistrement audio dans lequel elle révèle une existence autre, une vie que ses enfants n’auraient jamais pu imaginer.
L’intrigue de Black Cake démarre en réalité par un prologue se tenant en 1965 dans lequel on découvre les pensées d’un inconnu défait par sa situation. Cet homme nous étant bientôt révélé sous le nom de Lyncook pense à l’inéluctabilité de sa situation, son caractère scellé, depuis le jour où ses parents l’ont traîné sur « cette île » et changé leurs noms, depuis le jour où sa hak gwai[2] de femme l’a quitté. Il pense qu’il « aurait dû savoir » qu’il en arriverait « là » : au moment où il attendrait désespérément que la mer rejette le corps de sa fille sur le rivage. Une agente de police aurait retrouvé un morceau de sa robe de mariée tâchée du « gâteau noir » au glaçage lilas préparé pour l’occasion – le fameux dessert étant de sorte mentionné dès le début de l’énonciation.
Black Cake nous mène de cette façon à la découverte d’existences tumultueuses prenant naissance au cœur d’une île anonyme de la Caraïbe[3], évoluant successivement au Royaume-Uni et aux États-Unis. Charmaine Wilkerson alterne en effet, par de courts chapitres incisifs, entre les différentes voix de ses personnages, écrivant son roman à la troisième personne du singulier ; alterne aussi entre les années 1960 et 2018, insistant en filigrane sur une pluralité de questions sociales contemporaines. L’entrelacs de ses récits est rendu possible par la présence récurrente du « gâteau noir » d’Eleanor : cette recette est l’unique indice de la vie antérieure de cette femme, elle est la preuve tangible de sa petite enfance heureuse avant que ne soit annihilée toute chance d’un devenir prestigieux. Ce black cake célèbre par conséquent ses origines, ses souvenirs ; c’est la chose lui permettant de se sentir « chez elle » quand cette notion même n’a plus de sens. Il est aussi l’« objet » par lequel deviennent possibles la rédemption et la renaissance : il est un moyen d’apaiser les tensions et assurer une transmission de la mémoire, un accès au pardon et au recueillement, un chemin vers l’introspection. Il rassemble, surtout, des êtres autrement décontenancés par leur quotidien.
Une altérité reprochée
Chacun des personnages de Black Cake possède en effet sa propre fêlure résultant du regard de l’extérieur sur son apparence, son identité, son essence véritable ou son expérience. Charmaine Wilkerson fait de ses personnages des êtres vus « autres » par la société dans laquelle ils vivent, ce qui induit chez eux un ensemble de comportements et les conduit à se considérer comme étrangers vis-à-vis de l’ensemble.
Byron, océanologue et professeur émérite dont les prises de parole sont jugées remarquables par la communauté scientifique internationale, est sans cesse renvoyé à sa condition d’homme noir vivant aux États-Unis. Il ne peut donc s’empêcher de réfléchir à toute situation où son apparence pourrait lui procurer des ennuis. En guise d’illustration, alors qu’il est assis dans sa voiture à regarder des jeunes faire du skateboard, un policier tape à sa fenêtre et lui s’imagine instinctivement qu’il pourrait tout perdre en une fraction de seconde.
This kind of thing had happened to Byron so often over the course of his adult life that sometimes he forgot to be nervous. But most times, whenever he was approached or pulled over by an officer, he slid down into that space between one heartbeat and the next where he could hear his blood crashing through his body, a waterfall carrying centuries of history with it, threatening to wipe out the ground on which he stood. His research, his books and social media following, the speaking engagements, the scholarship he wanted to fund, all of it, could be gone in a split second of misunderstanding.
Benny est bisexuelle. Elle est rapidement étiquetée par l’« ensemble » comme not straight enough, not gay enough, ni assez hétérosexuelle ni assez homosexuelle, ce qui rend son cursus universitaire et ses relations sentimentales d’une extrême violence. Lorsque cette femme se sentant déjà rejetée par le plus grand nombre ne reçoit pas l’accueil escompté de ses parents vis-à-vis de son orientation sexuelle, elle réagit de la seule façon qui lui permettrait, selon elle, d’assurer sa survie : la fuite.
Eleanor, dont le portrait restera volontairement incomplet au sein de cette chronique de manière à ne pas dévoiler l’essentiel de l’intrigue, connaîtra tout au long de son existence une série de défis à relever en raison de son genre, féminin, de sa couleur de peau, noire, de ses origines, caribéennes. À de multiples reprises, « partir » lui donnera la possibilité de « mieux exister » confrontée au monde qui l’entoure.
Le cas de Johnny « Lin » Lyncook est autrement intéressant pour ce qu’il dit de l’immigration chinoise dans la Caraïbe, notamment à la Jamaïque. Lin arrive sur l’île anonyme de Black Cake à un très jeune âge : c’est là qu’il grandit, qu’il bâtit son entreprise puis fonde une famille avec une « locale ». Il reste néanmoins considéré par les insulaires comme un étranger, et lui-même internalise ce statut donné d’office alors qu’il n’a véritablement connu que la vie sur cette île. Charmaine Wilkerson décrit par son histoire la montée des tensions entre les communautés chinoises immigrées et jamaïcaines durant les années 1960.
Who was a man, Lin wondered, if he no longer had a place to call home?
Lin knew people still saw him as a foreigner, even after he’d gone to school in the same town, run a business here, taken a wife here, and raised a child here. Even after he’d lost his brothers to the TB, like so many others. Lin, too, had always thought of himself as a foreigner, even as he slammed down his domino tiles on the table in the backyard, even as he spat out a local cuss word, and even as he sat on the veranda sucking on a Bombay mango from the tree that his father had planted with his own two hands.
Ces expériences de vie ainsi révélées par l’écrivaine sont les manifestes de la complexité qu’il y a à vivre en société en tant qu’« autre ». Ces différents personnages renoncent bien souvent à faire entendre leur voix, certains de l’inanité qu’il y aurait à l’élever, abattus par la situation qu’ils vivent.
Un silence significatif
Charmaine Wilkerson développe de cette manière une réflexion sur l’importance de la part cachée d’un être, sur l’importance de ses non-dits et ses secrets. Selon elle, les histoires que l’on ne raconte pas à propos de nous-même comptent davantage encore que les choses que nous disons.
Sometimes, the stories we don’t tell people about ourselves matter even more than the things we do say.
Byron n’avouerait jamais à quiconque – hormis peut-être à son ami le plus proche, Cable – la véritable raison pour laquelle il refuse les invitations de nuit dans certains quartiers. Il a peur de conduire à l’heure vespérale, a peur aussi de ce qui pourrait se passer s’il devient le propriétaire d’un modèle de véhicule élégant alors qu’il en a les moyens. Il espère paradoxalement être un exemple pour les jeunes Noir·e·s rêvant de faire carrière dans le domaine scientifique malgré le manque de diversité flagrant de ce milieu.
Benny est victime d’agressions physiques, verbales, morales très fortes, condamnables. Son silence est celui d’une femme souffrant de blessures psychologiques liées à la cruauté mentale qu’elle expérimente. Sans doute persuadée que peu de personnes la comprendraient, honteuse aussi de son vécu, de s’être retrouvée dans ces circonstances aveuglée par l’amour ou la considération qu’elle a eu·e pour un·e autre, elle taira chaque fois son mal. Ces non-dits, pourtant, la contraignent à abandonner son parcours universitaire. Ces non-dits, surtout, l’éloigneront longtemps des siens.
Eleanor, bien sûr, protagoniste centrale de Black Cake, apparaît comme celle ayant eu le plus besoin de dissimuler l’essentiel de son existence. Ses enfants, son mari Bert, ses amies Elly et Bunny, toutes et tous ne mesurent pas l’énormité de son fardeau, de son bagage émotionnel. Certain·e·s sont évidemment plus au fait que d’autres, mais personne ne connaît l’entière histoire. Il semblerait que son silence soit avant tout une façon pour elle de se préserver et préserver celles et ceux qu’elle aime. Son silence témoigne alors de sa volonté de fer.
La discrétion de Lin, en revanche, est aveu de faiblesse. L’homme souffre d’addiction au jeu et son silence, son incapacité à communiquer autour de lui son impuissance, est à l’origine d’un gouffre économique sans fond dans lequel il tombe, entraînant dans sa chute les personnes auxquelles il tient soi-disant le plus.
Charmaine Wilkerson dévoile comme cela la personnalité de ses personnages par ce qu’ils ne disent pas à autrui. Ces êtres imparfaits tentent d’évoluer au monde tant bien que mal, mais ce qu’ils refusent de dévoiler a une incidence sans pareille sur la trajectoire que prend leur vie. De fait, il existe en ce roman une certaine tension entre dissimulation et révélation : les déclarations posthumes d’Eleanor obligent ses enfants à examiner leur vie sous un prisme nouveau. Et ce black cake dont ils tenaient la recette pour simple fantaisie de leur mère devient le symbole d’une Histoire de grande importance puisque fondatrice.
More people’s lives have been shaped by violence than we like to think. And more people’s lives have been shaped by silence than we think.
Une mémoire restaurée
Black Cake est en somme un roman décrivant les multiples tentatives d’émancipation d’êtres souffrant de leur quotidien. La destinée d’Eleanor représente à elle seule la complexité d’une existence « hors norme », définie davantage par les circonstances que la volonté, l’apparence que l’essence véritable. Son traditionnel black cake apparaît ici à la fois comme source de réconfort et point de départ d’une vie nouvelle : il établit la connexion entre passé et futur, souvenirs et devenir. Charmaine Wilkerson écrit du reste ses personnages à la manière d’ingrédients d’une recette ; une fois rassemblés, ces derniers forment un tout, un ensemble ayant subi une certaine transformation, une évolution nécessaire, une mutation bénéfique.
Notes
- ↑ WILKERSON (Charmaine). Food Is Its Own Kind of Language in Literary Hub. 2 février 2022. Consulté le 12 février 2022. URL : https://lithub.com/food-is-its-own-kind-of-language/
- ↑ L’expression hak gwai désigne la gent noire de façon souvent dépréciative. Elle est tirée de l’argot chinois cantonais et signifie littéralement « fantôme noir ».
- ↑ L’île anonyme de Black Cake partage de nombreux traits communs avec la Jamaïque dans sa géographie, son histoire, ses mœurs et sa linguistique (Charmaine Wilkerson utilise le patois jamaïcain à maintes reprises au sein de son discours narratif).