L’Île de Jacob de Dorothée Janin, l’île Christmas et ses souffrances

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Éloignée de près de mille cinq cents kilomètres de l’île dite principale d’Australie, l’île Christmas est communément connue pour sa faune et sa flore tropicales variées, notamment ses célèbres crabes rouges, mais aussi pour sa politique d’immigration singulière dont l’actualité a particulièrement marqué l’écrivaine et journaliste française Dorothée Janin, auteure de la nouvelle Sauvée des eaux[1] mentionnant déjà en 2012 cette localité.

Dorothée Janin propose une fois encore, en cette rentrée automnale 2020, de parcourir cette région indo-océanique à travers un texte d’une grande originalité. Elle imagine, dans ce roman intitulé L’Île de Jacob, le passé adolescent de deux êtres qui se sont perdus de vue nonobstant leur amitié d’antan, et construit un récit traitant autant du réchauffement climatique que de l’extrême vulnérabilité des personnes exilées en ce territoire.

Une île, un homme

Dorothée Janin conte ainsi l’histoire d’un anonyme sans âge qui croise au détour d’un séjour une de ses plus anciennes amies, Victoria, surnommée « Vicky ». Leur rencontre est à la fois inattendue et bouleversante car ils ne s’étaient pas revus depuis des décennies. Les deux êtres se reconnaissent néanmoins instantanément et se rappellent très vite leurs habitudes passées, notamment ce fameux jeu d’esprit qui consiste à trouver ce qui existe de plus émouvant dans la vie – ils cherchaient alors, dans leur contemplation des gens ou des choses, ce qui pourrait leur inspirer des boutades saisissantes, comme le balconnet fleuri d’une « façade laide », le « gros qui fait du jogging » ou l’« enfant laid qui sourit ». Ils avaient seize ans, étaient d’une jeunesse éclatante, d’une naïveté propre à leur âge. Ils évoluaient surtout, aux côtés d’un être resplendissant, le dénommé Jacob Cazaly.

La simple évocation de cet homme fait resurgir le passé : Vicky et son acolyte se plongent dans leurs souvenirs et les lecteur·rice·s de L’Île de Jacob sont transporté·e·s avec eux dans ces années incertaines de l’adolescence. L’anonyme narrateur vient alors d’arriver sur l’île Christmas suite au divorce de ses parents. Il ne garde que peu de contact avec sa mère, la punissant d’avoir souhaité retrouver sa liberté ; et vit avec son père, entomologiste mandaté sur l’île Christmas pour des recherches spécifiques. C’est le temps des premiers désirs, des premières amours, des premières hontes et des premières amitiés. Pour cet adolescent, rien n’est plus difficile que d’évoluer parmi les jeunes de son âge : il est parfois sujet aux malaises vagaux qui le contraignent dans ses mouvements et le mettent dans des situations inconfortables. Cette affection est d’ailleurs comparée à l’hypoxie des apnéistes, qui eux manquent momentanément d’oxygène pour subvenir aux besoins de leur corps. Rêvant malgré son incommodité de plonger dans les eaux de l’île, le jeune littéraire se rapproche de Jacob.

Jacob est un bel homme, trentenaire, énigmatique – inspirant pour les uns, inquiétant pour les autres. Ce professeur de plongée semble tout savoir sur la vie, éveillant de la sorte la fascination de son disciple. Rien n’est moins vrai pourtant : Jacob est arrivé sur l’île Christmas telle une épave, au sortir d’une dépression dont on ne mesure l’ampleur qu’en fin de roman. Le trio que forment bientôt Vicky, Jacob et l’adolescent sans nom est insolite. Leur relation secrète paraît toutefois, dès ses débuts, branlante : Jacob est jugé merveilleux par le narrateur (or aucun être n’est de la perfection qu’il s’imagine) ; Vicky est intrigante et prend tout au sérieux à l’instar du poète japonais Yukio Mishima (elle va à l’encontre de ce que l’on attend d’elle et donne un « éclat violent » au monde) ; Jacob et Vicky entretiennent une relation sexuelle, sensuelle, magnétique, malgré leur « grande différence d’âge ».

Dorothée Janin évoque de la sorte, par le biais des réminiscences de son personnage principal, le temps qui passe et la force des souvenirs, de la nostalgie. Vicky et son interlocuteur ravivent leurs émotions dans une salle de passage ; au milieu d’êtres en mouvement, ils arrêtent le temps. Leur présent ne compte plus, seul ce que la mémoire leur suggère a de l’importance. On perçoit d’ailleurs l’envie des deux amis de refaire le monde : Dorothée Janin décrit volontiers l’ambiance des scènes contées par son protagoniste principal. Son écriture porte attention aux couleurs, aux tonalités, aux conditions météorologiques, aux sentiments vifs… aux détails qui révèlent le caractère obsessionnel d’un homme qui repasserait en boucle certains épisodes douloureux de sa vie.

Les souvenirs de Vicky se déploient dans les miens. Ils y mettent des ombres fortes, des petits feux, son amour comme intact. Des pans entiers de ma mémoire tournent sur eux-mêmes, et parfois j’ai l’impression que le souffle de l’air déplacé va me coucher au sol. Nos douleurs s’accordent et cherchent leur unisson – la vérité.

On perçoit surtout, et ce dès le premier chapitre de L’Île de Jacob, l’énormité de ce qui pèse encore sur la conscience du narrateur et celle de Vicky. Jacob a marqué de manière indélébile leur âme, et l’entièreté du roman vise à montrer l’individualité de cette existence incomprise du plus grand nombre, la souffrance éprouvée par cet homme qui n’a pas su être pris en charge. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, sans doute, le roman est titré « l’Île de Jacob » : l’île Christmas est le lieu associé au plongeur étincelant, sublime homme dont la vie n’est que fulgurance.

Une destruction de l’écosystème incoercible

Dorothée Janin traite en outre en son roman de l’urgence écologique. Elle choisit d’aborder le réchauffement climatique dès le début de son énonciation, où se dévoile une certaine hostilité du monde urbain vis-à-vis de la nature, un sentiment dépeint de prime abord par ce bout de ciel qui n’outrepasse pas la vitre de l’hôtel dans lequel se trouvent les protagonistes.

Un immense vitrage bloque le ciel sur toute la longueur de la salle ; ses montants d’aluminium s’envolent très haut vers le plafond laqué. Et derrière cette trame, du bleu, de la lumière, – avec trente-six étages plus bas la ville éclatante scindée par les eaux de la baie – du vide, du bleu et de la grande lumière vorace qui butent ensemble contre le verre.

L’écrivaine emploie par ailleurs un champ lexical se rapportant à l’Apocalypse dans les paragraphes qui suivent, où anges et démons « tomberont » sur les têtes, où la défaillance des systèmes de refroidissement est comparée à un « enfer », où « l’extinction du vivant » est annoncée. « Nous vivons dans un monde pensé pour un environnement qui n’existe plus. » Cette assertion énoncée par « un type à la télévision, il y a très longtemps » est la preuve que l’Homme continue à œuvrer à la destruction de la planète sans s’en préoccuper.

Le narrateur de L’Île de Jacob a eu l’occasion de constater aux premières loges l’impact des dégâts de l’humain sur la biodiversité : sur l’île, la catastrophe globale était déjà « en germe » pendant son adolescence. Lors d’un de ses premiers contacts avec l’île Christmas, le jeune homme explore la jungle en compagnie de son père et du directeur du conseil local du territoire. Le père, biologiste-chercheur, s’intéresse à une espèce particulière de fourmis qu’il peut observer là dans son habitat naturel. Cette espèce, la « Folle jaune », est dite à l’origine de « massacres ». Elle « [saccage] l’équilibre du vivant » notamment en décimant la population de crabes rouges qui font la popularité de l’île Christmas. Elle aurait déjà fait disparaître des dizaines d’espèces uniques comme le gecko ou le lézard à queue bleue. Le père du narrateur est ainsi sommé de les faire disparaître – le cas échéant, l’économie du territoire en souffrirait : sans crabes rouges, plus d’écotourisme et donc plus d’argent qui circule…

Dorothée Janin fait ici un parallèle formel entre la Folle jaune et l’Homme. Quand l’adolescent curieux demande à son père comment ce dernier compte faire pour sauver l’écosystème de l’île, l’homme lui répond, surpris de la question, qu’il n’y a plus rien à faire, seulement être présent et observer le massacre.

« Je suis venu assister au désastre. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit la destruction d’un écosystème. Tu es un privilégié, tu vas voir l’extinction d’un monde. Des millions d’années d’autarcie, et tout ça qui se désagrège en quelques années. Juste parce que l’homme y a foutu les pieds. »

D’après ses observations multiples, l’entomologiste ne pourrait que « tenter de limiter la catastrophe » et non pas « régler le problème ». Il est trop tard pour les « crabes chéris », tout comme, semble affirmer la romancière, il est sans doute trop tard pour l’Homme. Les scientifiques paraissent au reste résignés, abattus, à l’image de l’homme qui pleure la dernière écholocation d’une chauve-souris rousse n’existant que dans cette région du monde.

Une perception de l’immigration

Il est aussi question à moult reprises d’immigration tout au long de l’énonciation. Dorothée Janin montre ici comment les personnes exilées sont perçues par les locaux et autres habitants de l’île à la situation régulière, comme le narrateur du roman et son père.

Le jeune homme, s’exprimant à la première personne du singulier, est celui dont on découvre le mieux les sentiments ambivalents. Il semble conscient des races qui l’entourent, de sa « blancheur », de sa « blondeur » qui attise l’imaginaire de deux Chinoises. L’extrême précision qu’il a de nommer les origines ethniques des personnes qui l’entourent – une extrême précision parfois déconcertante – souligne ses interrogations sous-jacentes. Il fait partie des « Blancs parmi les Blancs » qui font confiance à la technologie pour contrer la déliquescence du monde. Il rêve un soir de sirènes « naïves et lascives » qui chantent les louanges de la « race caucasienne » et l’attirent dans un « lagon bleu trouble ». Il s’aperçoit de la réaction hostile qu’il suscite en employant le mot de « migrants » à l’égard des personnes exilées, ne sachant pas s’il doit plutôt dire « demandeurs d’asile », « clandestins », « réfugiés » ou « détenus ».

Le gamin paraît surtout, aux yeux de ses semblables, insensible quand il compose un récit sur Christmas Island dans lequel « chaque population de l’île » est « suivie par les créatures maléfiques de son lieu d’origine », où « vampires et fantômes, démons de Chine ou de Malaisie, djinns des pays d’islam » mènent des batailles aux dépens des humains ; où « une goule » habitant l’île est en train de « boire le sang d’un réfugié ». Son professeur d’anglais lui tient alors les propos suivants.

« Ce n’est pas correct. Il y a de vraies souffrances, des gens réels sont impliqués, tu ne sais rien des tragédies derrière ça ni de l’effet sur les gens de l’île, tu parles de ce que tu ne connais pas. Est-ce que tu te rends compte que tu compares les réfugiés à des démons ? Que tu compares les gens de l’île à des vampires ? »

L’adolescent ne comprend en effet pas combien son texte, partant de son imagination débordante, pourrait blesser autrui. Il catégorise depuis toujours chaque être qu’il côtoie, inconnu ou non (prétendantes aussi), en fonction de sa race, son ethnicité, son appartenance culturelle, son genre – catalogage empêchant de développer une réelle empathie pour sa personne. Il ne se considère pas du même matériau que ces personnes (ne l’est effectivement pas, ne le sera jamais tant que perdurent ces considérations), véritablement perdu dans le « lagon bleu trouble » susmentionné.

Dorothée Janin illustre ici combien il est difficile pour une personne extérieure à ces situations d’extrême vulnérabilité de pouvoir s’emparer du sujet sans le dénaturer, sans se méprendre. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, bien qu’elle mentionne l’événement en fin de son ouvrage, elle ne traite pas directement du « bateau transportant une centaine de demandeurs d’asile en provenance d’Irak et d’Iran » qui fait naufrage contre les falaises de l’île Christmas le 15 décembre 2010, tuant quarante-huit personnes. Elle préfère insister, dans son roman, sur la politique migratoire australienne, en en condensant bien sûr les spécificités, mais dévoilant néanmoins le malaise que procure la situation : ces exilés sont « tenus retranchés », mais « dans l’air qu’on [respire] on [sent] leur merde ». Les associations dénoncent leur isolement, mais elles sont « loin, à des milliers de kilomètres ». On assiste de la sorte au maintien du statu quo.

Une œuvre aux notes de réel

Dorothée Janin compose en somme un roman d’atmosphère dans lequel son personnage principal lui permet de mener une réflexion maligne sur le temps qui passe et les drames de l’adolescence marquant de manière durable l’être. Elle choisit pour ce faire d’employer une écriture précise, détaillant avec minutie la nature et les ambiances ; une volonté stylistique qui entre en parfaite symbiose avec une des thématiques traitées ici : l’extinction du monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Le rythme de l’énonciation est délibérément lent et les digressions sont nombreuses (apparaissant parfois entre parenthèses), permettant à tout·e un·e chacun·e de prendre acte des réflexions du narrateur, un adolescent égocentré regardant le monde par le prisme de ses sentiments, un être ainsi déconnecté des challenges quotidiens des personnes en situation d’exil. Dorothée Janin mêle de la sorte la « catastrophe intime » de cet homme en devenir à la « catastrophe globale » de la planète Terre, entre réchauffement climatique et crises migratoires.

C’est étrange. Quand j’y pense, il me semble que ma vie entière s’est construite avec les débris du temps que j’ai passé sur l’île. Tout était là, en germe. Ma catastrophe intime comme la catastrophe globale. En fermant les paupières, j’entends l’assaut brutal des vagues contre les récifs, je respire l’odeur des choses pourrissantes, le souffle monotone des alizés rosis par le phosphate. Oui, tout a été joué là-bas, à échelle réduite. Nous étions comme des rats dans un laboratoire.

Notes    [ + ]

  1. JAURY (Vincent). Noël, quel bonheur !  Paris : Armand Colin. 2012. 176 pages. ISBN : 9782200283223.

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