Trajectoire de femme : Journal illustré d’un combat d’Erin Williams, une expérience de femme

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Dans son roman graphique intitulé Trajectoire de femme, un livre traduit de l’anglais par Carole Delporte, Erin Williams raconte son expérience de femme avec une voix intransigeante. Alors qu’elle présente ce qui constitue banalement son quotidien new-yorkais, elle se remémore avec précision son alcoolisme, ses relations désastreuses avec les hommes et sa maternité que l’on pourrait qualifier, dans une certaine mesure, de « salvatrice ».

Un regard intransigeant

Dès les premières planches de sa bande dessinée, Erin Williams nous plonge en pleine immersion dans son quotidien : ses lecteur·rice·s se trouvent ainsi spectateur·rice·s des lieux traversés, des personnes croisées et des actions menées par la scénariste-illustratrice lors d’une de ses journées classiques, notamment au moment où elle prend la route pour son travail. En ce sens, le titre anglophone (incluant le terme commute suggérant le trajet entre la maison et le travail) et le titre francophone (incluant le terme « trajectoire ») de cette œuvre graphique décrivent tous deux le travail de l’artiste, un travail s’appuyant sur la notion de transition : on passe d’un lieu à l’autre, d’une pensée à l’autre, d’un souvenir spécifique à un autre.

On contemple de cette façon « l’extérieur » new-yorkais réduit à sa plus franche expression – Erin Williams promène son chien, croise d’autres femmes auxquelles elle se compare parfois, croise aussi des hommes qui suscitent en elle toutes sortes d’émotions. Elle attend à la gare le train qui la conduira en un lieu voulu et monte dans un wagon où elle s’installe non sans considération pour les « autres » qui composent son espace. Elle réfléchit à ce paradoxe qu’elle juge inhérent à son genre féminin : comment pourrait-elle se réconcilier avec sa perception d’elle-même puisque, bien malgré elle, elle se positionne en fonction de ce que « l’autre » pense, de ce que « l’autre » produit en elle. Contemplée par la gent masculine, elle est telle une proie ; niée du regard d’un homme, elle se sent oubliée, presque « mal aimée ».

Ainsi engagée sur le chemin des réminiscences, Erin Williams tente de disséquer ce qui la mène à un tel ressentiment manichéen, forcément destructeur ; ce qui la pousse en tant que femme à ne se considérer que selon l’être qui la jauge.

Un parcours difficile

Erin Williams est une ancienne alcoolique. Si aujourd’hui elle peut se dire sobre, elle connaît toutefois la fragilité de sa situation, elle sait comme un rien pourrait la faire rechuter dans cette période obscure de sa vie. La jeune femme qu’elle a été a souhaité ne plus se souvenir de son passé et s’affranchir de son corps. Et cette jeune femme qu’elle a été n’a trouvé comme moyen pour ce faire que la consommation d’alcool, une consommation journalière, continue, ici dépeinte tel un cercle vicieux. L’alcool était le seul remède à sa souffrance – « J’ai appris à me dissocier de mon corps pour survivre », écrit-elle – mais causait, bien sûr, d’autres souffrances.

Ces choses dont Erin Williams a voulu se départir, ce sont essentiellement ses relations sentimentales, ses relations sexuelles, les viols multiples dont elle a été victime. Erin Williams revient en particulier sur la nuit de sa défloration où, adolescente, elle est violée par un homme qui la laisse seule, dans son vomi, sur l’herbe d’un jardin. Elle retrace aussi chacune de ses relations où se pose la question du consentement : où l’alcool brume son jugement et où certains hommes profitent de cette vulnérabilité ; où elle se retrouve contrainte à accepter ce dont elle ne veut pas pour satisfaire le plaisir de l’autre ; où elle espère vivement la fin d’un acte sexuel qu’elle subit ; où le pouvoir, la force physique ne sont jamais de son côté à elle. L’homme est ici un monstre dévoreur comme le souligne le champ lexical de la nourriture employé par l’artiste, notamment l’utilisation des mots se rapportant aux verbes « consommer », « dévorer » ou encore « avaler ».

Erin Williams questionne sa part de responsabilité dans ces différents épisodes traumatiques, elle questionne aussi son « manque de courage » – cette dernière qualification semblant assez dure vis-à-vis d’elle-même. Elle questionne surtout notre société, ce qui est attendu d’une femme ; et elle s’insurge : « Mais que font les flics pour les victimes de viol. Ils mettent leur parole en doute. Ils ignorent. Ils étouffent. » Et que fait la société, entière, pour les victimes de viol ?

Une expérience de femme

« Raconter nos histoires, c’est témoigner de nos souffrances. C’est dénoncer un statu quo qui invalide notre expérience. » Alors Erin Williams « raconte ». Elle parle de l’imprégnation de la honte, un sentiment qu’elle a ressenti de longues années après ses différentes agressions sexuelles. Elle parle de domination masculine, de l’exercice cruel du pouvoir d’un homme sur une femme ; elle parle aussi de l’impuissance physique de cette femme. Elle parle surtout de l’impossibilité d’oublier : elle pense tous les jours à ses viols ; assise dans le train, sans doute à l’image de bien d’autres femmes qu’elle dessine à ses côtés, elle « se souvient d’[eux] », ses agresseurs.

Pour décrire ses expériences, Erin Williams n’utilise que peu de couleurs sur chacune de ses planches. Ses illustrations sont sobres, essentiellement en noir et blanc, ne laissant paraître que quelques couleurs additionnelles – à titre d’exemple, chacune des étapes marquant sa journée offre un aplat de jaune. Aussi, les textes les plus percutants de l’ouvrage sont dépourvus de dessins à proprement parler : les pages possèdent un fond noir sur lequel reposent en simplicité les phrases d’Erin Williams, créant de sorte un fort contraste avec l’information précédemment donnée.

En jouant enfin sur la temporalité de son énonciation, alternant présent et passé, Erin Williams traite avec une franchise déstabilisante de ce que la vie lui a appris – « mon corps appartient à celui qui est capable de le prendre de force » est à cet égard une de ses réalisations les plus frappantes. Erin Williams exprime ses opinions haut et fort et qu’importe si elle dérange : elle associe la honte à un « instrument d’oppression » ; elle dit préférer la lecture d’œuvres écrites par des femmes ; elle voudrait in fine que l’on ne définisse pas seulement « l’abus sexuel par le viol et le viol par l’absence de consentement », elle voudrait que la société reconnaisse aussi les autres relations sexuelles « hideuses, embarrassantes, [qu’une femme] n’a pas aimées, et [qu’elle] n’a pas comprises ».

Defining sexual abuse as rape and rape as lack of consent hurts women. It belies many of our sexual experiences; the ugly, confusing ones that we don’t think we liked, but couldn’t quite understand. The ones with men and boys we knew. The ones that just felt bad. The ones that take months or years to unravel.
Définir l’abus sexuel par le viol et le viol par l’absence de consentement fait du tort aux femmes. Cela nous induit en erreur sur de nombreuses relations sexuelles, des expériences hideuses, embarrassantes, que nous n’avons pas aimées, et que nous n’avons pas comprises. Des relations avec des hommes qui nous ont laissé un goût amer. Et que nous avons mis des années à démêler.

Une honte paralysante

Trajectoire de femme propose en somme une lecture inconfortable mais nécessaire. Son auteure, marquée par la violence de ses relations avec les hommes, décide de confesser sa vérité afin de réveiller les consciences. Elle relate de sorte impudiquement toutes les questions qu’une femme peut se poser avant, pendant et après l’acte sexuel, qu’il s’agisse de désir, de plaisir, de mal ou de brutalité. Erin Williams dit avoir « perdu » au cours de ses différentes interactions sexuelles, que seul le temps lui a permis de vraiment juger de la réalité de son expérience. Elle évoque alors son travail éprouvant sur le pardon, « un long processus ». Et raconter sa douloureuse histoire, c’est peut-être finalement un moyen de s’en émanciper.

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