Borgo Vecchio de Giosuè Calaciura, un drame annoncé

Copyright : Noir sur Blanc

Écrivain palermitain né en 1960, Giosuè Calaciura exerce en tant que journaliste pour de nombreux médias italiens. Son premier roman Malacarne (Baldini & Castoldi, 1998) est publié en langue française au sein de la maison d’édition Les Allusifs en 2007, grâce au concours de Brigitte Bouchard, actuelle directrice de la collection « Notabilia », et Lise Chapuis, traductrice de l’italien vers le français.

Ce même trio propose ainsi au cours de la rentrée littéraire 2019 des éditions Noir sur Blanc le cinquième roman de Giosuè Calaciura, Borgo Vecchio. L’intrigue de ce roman, construite sur le modèle d’un conte moderne, offre des personnages au quotidien tumultueux, brillants par leur désespoir et leur vie rocambolesque.

Des enfances négligées

Borgo Vecchio retrace avant tout l’histoire de trois gamins du quartier Borgo Vecchio de Palerme. Mimmo, Cristofaro et Celeste sont trois jeunes issus de familles imparfaites voire dysfonctionnelles : les membres de leur foyer essaient de s’en sortir malgré la misère et la délinquance, la pauvreté et la déchéance. Chaque parent transgresse d’une façon qui lui est propre l’ordre moral.

Mimmo est le fils d’un boucher-charcutier malhonnête. Son père dispose d’une balance mal calibrée pour servir ses clients en viande. Il achète aussi un cheval avec l’intention de le faire gagner des courses truquées de manière insolite. Mimmo ne connaît rien de cette affaire et se réjouit de l’arrivée de l’animal : il s’occupe de l’entretien de Nanà et lui conte à l’oreille chaque soir son amitié éternelle pour Cristofaro et son amour secret pour Celeste.

Cristofaro est le fils d’un ivrogne invétéré. Ce père utilise son fils à l’instar d’un défouloir une fois la nuit tombée : il lui assène des coups de poing, des coups de pied, des coups de couteau… un moyen pour lui de satisfaire son agressivité et de se libérer de ses tensions. Cristofaro subit ainsi de la main de cet homme des violences répétées, des violences connues de tous les voisins du Quartier, passifs mais attentifs aux gémissements du jeune garçon.

Al Borgo Vecchio sapevano che Cristofaro ogni sera piangeva la birra di suo padre. Dopo cena, seduti davanti alla televisione, i vicini sentivano le sue urla a coprire tutti i rumori del Quartiere. Abbassavano il volume e ascoltavano.[1]
Au Borgo Vecchio, tout le monde savait que Cristofaro pleurait chaque soir la bière de son père. Après le dîner, assis devant la télévision, les voisins entendaient ses hurlements qui couvraient tous les bruits du Quartier. Ils baissaient le volume et écoutaient.

Celeste est la fille de la prostituée la plus renommée du Quartier : les prouesses de Carmela sont sollicitées à tout moment de la journée. Pendant les heures de travail de sa mère, parfois nombreuses, Celeste trouve refuge sur leur balcon d’où elle contemple des ébats disgracieux, d’où elle peut néanmoins s’adonner à une de ses passions, la lecture. Prisonnière de cette plate-forme surélevée, la fillette en profite pour parfaire son éducation sexuelle et culturelle.

À Borgo Vecchio, tous les jeunes rêvent d’avoir Totò pour père : Totò est un voleur débrouillard, un homme qui crée lui-même sa propre chance depuis son plus jeune âge. Mimmo, Cristofaro et Celeste voient en lui une échappatoire merveilleuse : avec l’aide de Totò, leurs rêves d’émancipation pourraient bien se concrétiser. Mimmo pourrait abréger les souffrances de Cristofaro ; Celeste pourrait enfin avoir une vraie famille… car Totò est épris de Carmela et compte bien l’arracher à sa vie de débauche.

Giosuè Calaciura compose ici une grande fresque de destins croisés avec des personnages hauts en couleur. Employant la troisième personne du singulier, il récite une poésie certaine sur la ville de Palerme, ses richesses comme ses faiblesses. Son écriture est imaginative, juxtaposant une langue châtiée et un langage plus accessible. Enfin, pour contrebalancer le désespoir ambiant de ses scènes, l’écrivain use d’un humour souvent noir agrémenté de digressions divertissantes.

Un univers « vrai »

Le titre du roman, « Borgo Vecchio », dont la signification est littéralement « vieux bourg » en français, fait référence à un véritable quartier de Palerme. De ce fait, le Borgo Vecchio présenté ici est une reconstitution allégorique de l’écrivain, où se mêlent tragédie et réalisme. Il devient le lieu d’une pluralité de descriptions sensorielles, environnementales et sociales.

Giosuè Calaciura dépeint avec minutie ce quartier palermitain en faisant état des perceptions possibles d’un être vivant au sein de son univers. Il agrémente ainsi son texte d’éléments à caractère olfactif (évoquant les senteurs de pain cuit, les brumes de viande rôtie et l’odeur singulière du sang), à caractère visuel (retraçant la géométrie des ruelles, des « venelles tortueuses et antiques » et l’architecture des bâtiments) et à caractère sonore (révélant le bruissement des vagues, la pluie bruyante, les cris et le « silence vivant »).

L’odore del pane attraversò la piazza rendendo vani gli sforzi serali degli agrumi prigionieri sui tavolacci del mercato che volevano lasciare un’ultima traccia olfattiva nella notte, cancellò l’illusione di primavera racchiusa nel mistero odoroso della pomelia, prese possesso degli incroci e rimase a presidio dei vicoli e delle taverne perché nessuno sfuggisse al suo abbraccio.
L’odeur du pain traversa la place, anéantissant les efforts vespéraux des agrumes captifs sur les étals du marché et désireux de laisser une dernière trace olfactive dans la nuit, elle effaça l’illusion de printemps contenue dans le mystère odorant du pomélia, prit possession des carrefours et resta en garnison dans les ruelles et les tavernes afin que personne n’échappe à son étreinte.

Borgo Vecchio, se situant sur l’île de la Sicile, est un quartier ouvert sur la mer, bénéficiant d’un climat dit méditerranéen avec des hivers doux et des étés secs. Giosuè Calaciura exploite ces spécificités climatiques pour les besoins de son intrigue. Il mentionne les catastrophes naturelles auxquelles cette région doit faire face, notamment les inondations et les cyclones. Ces dernières accentuent encore le tempérament sanguin que l’on devine du quartier.

L’écrivain en profite aussi, de manière plus frappante, pour dresser un tableau des difficultés socio-économiques que rencontrent les Palermitains au sein de son Borgo Vecchio. Pauvreté, prostitution, délinquance, escroqueries et manigances sont les principaux fléaux du quartier. Chacun doit trouver le moyen de subsister dans cette société peu clémente vis-à-vis des marginaux.

Le Borgo Vecchio donne de la sorte toute son originalité à l’énonciation de ce roman. Le lecteur est en présence d’un quartier-personnage, d’une cité reconnaissable grâce aux qualités et défauts qui lui sont attribués. Ce faubourg a son rôle à jouer dans le mélodrame dont on devine l’esquisse, dans le destin des autres protagonistes.

Une tragédie italienne

Borgo Vecchio offre ainsi une lecture aux notes dramatiques dans laquelle se dévoile une pointe de réalisme magique. Giosuè Calaciura opte ici pour un langage poétique où les figures de style se croisent et s’entremêlent. Il donne en outre à apprécier des personnages vivants, témoignant de l’imperfection humaine, et qui, en l’espace de sept chapitres délivrent une tragédie annoncée.

L’intrigue de Borgo Vecchio peut parfois sembler décousue au lecteur. Les scènes sont volontiers farfelues, causant une certaine déconnexion de l’énonciation. L’entièreté de l’œuvre, quant à elle, est empreinte de mélancolie. Giosuè Calaciura manie avec virtuosité correspondances et compensations pour créer des effets de sens inattendus, pour faire sourire son lecteur en dépit des circonstances bouleversantes.

L’écrivain pose surtout un regard sur l’insouciance de l’enfance et sur ses amitiés indestructibles. Mimmo tente tout ce qui est en son pouvoir pour délivrer Cristofaro de son géniteur – cette volonté est un des enjeux de lecture. Les thématiques récurrentes de ce conte moderne sont par conséquent la maltraitance des enfants, les relations familiales orageuses, le désir de survivre à un quotidien difficile, les conditions socio-économiques des Palermitains et, en filigrane, les us et coutumes d’une population insulaire.

La fin du roman est particulièrement touchante en raison du lyrisme de l’auteur et la brutalité des épisodes narrés. De nombreux espoirs soulevés tout au long de l’intrigue s’avèrent vains. En ce sens, Borgo Vecchio peut se lire comme une fable, un récit imaginaire à la morale établie. Giosuè Calaciura a, sans doute, souhaité montrer ici le caractère inéluctable de certains moments dans la vie, notant par exemple « le sourire qui aurait dû changer le monde ». Que faire en ces conditions terribles, sinon partir et espérer des jours meilleurs ?

Guardavano i bagliori misteriosi dell’orizzonte, i fulmini di temporali lontani che mai sarebbero arrivati a destinazione per non turbare il tempo immoto del Quartiere, la rotta incomprensibile tracciata sul mare notturno.
Ils regardaient les lueurs mystérieuses de l’horizon, les éclairs d’orages lointains qui n’arriveraient jamais à destination pour ne pas troubler le temps immobile du Quartier, la route incompréhensible tracée sur la mer nocturne.

Notes    [ + ]

  1. Toutes les citations en langue italienne de cette chronique sont issues du texte original de Giosuè Calaciura pour l’édition de Borgo Vecchio parue chez Sellerio. La version française de ces citations est la traduction offerte par Lise Chapuis au sein de Borgo Vecchio, ouvrage de la collection « Notabilia » des éditions Noir sur Blanc.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.