Seuls les souvenirs semblent être de quelque recours lorsque l’on perd un être cher, alors comment ne pas se laisser submerger par la colère quand ceux-ci s’imprègnent d’une réalité terrible ? Comment guérir, surtout, quand les circonstances de la disparition de cet être ayant compté ne sont pas même connues ?
Irène Frain, écrivaine et historienne agrégée en lettres classiques, explore ces questions dans un récit à la fois intime et engagé paru en cette rentrée littéraire 2020. Elle se retrouve malencontreusement confrontée à ces interrogations à l’aube de l’automne 2018, quand sa sœur Denise meurt des suites de blessures infligées à l’arme blanche par un agresseur sans vergogne.
À travers Un crime sans importance, la femme de lettres espère redorer l’existence de celle qu’elle a aimée sans réserve. Elle exhume ce fait divers tristement ordinaire et montre le contexte social voire sociétal dans lequel il se produit. Elle part surtout de son expérience individuelle du silence pour composer un récit lumineux, s’adressant à tous, dans lequel l’espoir est malgré tout permis.
Un fait divers cruellement banal
Irène Frain feint d’abord son éloignement émotionnel de l’histoire qu’elle conte dans son choix d’énonciation. Elle évoque ainsi l’existence d’une « retraitée » secrète et modeste, fière de son indépendance, installée dans l’impasse d’une zone pavillonnaire d’une « banlieue tranquille ». Cette femme de soixante-dix-neuf ans mène paisiblement sa vie, au gré de ses envies, et s’adonne à la confection de sachets parfumés à la lavande. Le lecteur d’Un crime sans importance comprend toutefois dès les premiers paragraphes qui mentionnent cette femme que sa quiétude sera bientôt perturbée puisque l’écrivaine lui attribue comme identité première le vocable « victime ».
Cette « retraitée » est en effet violemment agressée un samedi du mois de septembre 2018. Elle est retrouvée inconsciente sur les lieux du crime, plusieurs heures après les faits. Elle souffre d’une pluralité d’hématomes et ecchymoses et d’un traumatisme crânien qui nécessitent sa prise en charge hospitalière. Après près de sept semaines dans un coma plus ou moins profond, elle décède malheureusement des suites de ses lésions persistantes.
Irène Frain traite de prime abord de ce « fait divers » au moyen de descriptions ressemblant à s’y méprendre à celles d’une chronique criminelle. Elle emploie les expressions « la septuagénaire », « la vieille dame de l’impasse », « la victime », « la proie » parlant de cette femme ; et les oppose aux expressions « l’agresseur », « l’intrus », « les malfrats », « ils » pour désigner son (ou ses) adversaire(s) anonyme(s). Elle raconte la « retraitée » dans les faits avant de lui assigner une identité, la présentant seulement sous le prénom de « Denise » au moment de sa mort, et ne révélant que bien plus tard qu’il s’agit de sa sœur.
L’agression de Denise se produit dans sa propre demeure, dans « la lumière d’un été qui ne se [décide] pas à finir ». « Pourquoi, à son domicile et en plein jour, s’est-elle retrouvée, selon la formule consacrée, au mauvais moment et au mauvais endroit ? » s’étonne Irène Frain. Pire encore, l’écrivaine découvre le caractère sériel de ces attaques ; Denise n’est pas la seule victime de son agresseur. Comment dès lors ne pas se laisser déborder de colère ?
S’interrogeant sur la société qui « crée » des êtres capables d’assaillir une personne vulnérable sans pitié, Irène Frain dresse le portrait d’une France qui relègue ses « vieux » au dernier rang de ses priorités. Elle montre comment les personnes âgées issues des classes moyennes, ne possédant pas de grands biens, se retrouvent progressivement dans des lotissements déshumanisés situés à la lisière de grandes villes. Elle montre comment leur isolement relatif, un cloisonnement parfois sévère, font d’elles la cible de prédateurs qui n’ont aucun scrupule vis-à-vis d’elles. Elle montre enfin l’indifférence des médias quant aux crimes de septuagénaires, octogénaires ou nonagénaires pour lesquels aucune marche blanche ne sera jamais organisée.
En instaurant de la sorte une relation de cause à effet entre notre société contemporaine coupable de consumérisme et le fait divers tristement banal qu’est l’agression de sa sœur, Irène Frain dénonce en somme l’ostracisme des plus âgés en faveur des plus jeunes. Le meurtre de Denise apparaît ainsi comme un « crime sans importance », qui ne marquera de manière indélébile personne hormis ses proches, comme le souligne subtilement l’écrivaine par l’emploi de verbes se rapportant au champ lexical de l’oubli quand elle cite les journalistes, l’édile ou les voisins de sa sœur répondant à ses questions.
Un trop-plein de silence
Convaincue de la toxicité du « sang versé », l’essayiste se renseigne tant bien que mal sur la mort de Denise. Elle contacte successivement la police et la justice, et attend en vain un appel des siens, de ses neveux, qui lui annonceraient un quelconque progrès sur l’investigation ou lui apporteraient un quelconque réconfort… La seule réponse qu’elle obtiendra jamais est le silence.
Un crime sans importance témoigne d’abord de l’inertie de la police, des enquêteurs. Rien ne semble être mis en œuvre pour aider l’affaire à avancer : quatorze mois après les faits, le policier qui dirige l’investigation n’a toujours pas remis son rapport au tribunal, retardant la nomination d’un juge d’instruction pour l’affaire. La justice, censée quant à elle pallier l’injustice, classe le décès de Denise en « mort naturelle », Denise s’étant éteinte à l’hôpital plusieurs semaines après son attaque. Devant cette omerta institutionnelle, Irène Frain s’évade par la voie du songe. Elle fait le rêve d’un juge qui entendrait son désespoir, qui comprendrait que Denise est autre chose que la femme que l’on a retrouvée massacrée, qu’elle a été une présence merveilleuse pour sa famille notamment pour sa petite sœur de onze ans sa cadette, Irène. Au sortir du rêve, l’attente se poursuit.
Si l’écrivaine espère que les siens se feront plus loquaces, elle doit bientôt se rendre à l’évidence. Sa famille lui a sciemment caché l’agression de Denise ; sa présence à l’enterrement n’a été que tolérée. À cette froideur, l’écrivaine oppose la chaleur d’un chauffeur inconnu qui lui offre une empathie qu’elle n’a jamais rencontrée auparavant au-delà de son cercle familial très proche. Cet homme lui permet de recouvrer un espoir en l’humanité ; pour lui aussi, tout « sang versé » mérite réparation.
Les silences oppressants auxquels doivent faire face Irène Frain la coupe en quelque sorte de la condition humaine. L’écrivaine marque particulièrement cette solitude de l’âme par le dédoublement de son être. Elle ne se reconnaît pas, est dépossédée d’elle-même et devient cette « femme en manteau bleu-noir » dont elle parle à la troisième personne du singulier. Elle se refuse d’ailleurs longtemps à mettre des mots sur la mort de sa sœur. Comment « écrire sur ça » ? Comment décrire l’indicible, ce qui est de l’ordre du non-prononçable, du « non-proférable » ? Comment aussi exprimer ses émotions sans dénaturer l’existence de sa sœur ?
Un crime sans importance connaît de la sorte une longue gestation, par respect pour la vie et l’intimité de Denise. Mais confrontée plus d’une année après la disparition de sa sœur au « triple silence », Irène Frain choisit de s’exprimer. L’écriture s’impose et se transforme en besoin vital ; la matérialisation du livre est nécessaire. Irène Frain trouve en cette activité un moyen de se rebeller contre ceux qui ne l’ont pas entendue. Elle compose alors un texte dont la portée se doit d’être à la fois intime et collective.
J’ai entrepris d’écrire ce livre quatorze mois après le meurtre, quand le silence m’est devenu insupportable.
Je dois aux livres ma victoire contre le silence. Ce sont des passeports. Ils abattent les murs, les remparts, les frontières, toutes les barrières que les humains ont inventées pour s’ignorer, se déchirer.
Une vie pour une autre
Ainsi Un crime sans importance ne se contente pas de proposer un réquisitoire pour que justice soit rendue. Ce récit permet de redonner corps à Denise, de la faire vivre au moyen de la littérature et de l’élever au rang de modèle littéraire.
Denise a longtemps été pour les siens un être fascinant. Dès son plus jeune âge, elle a le profil d’une élève studieuse, et s’intéresse aux questionnements littéraires. Son parcours témoigne de la possibilité de réussir quelle que soit sa classe sociale – Denise et Irène Frain grandissent dans un milieu modeste que l’écrivaine explore dans Sorti de rien[1]. Sa famille en attend beaucoup d’elle et elle parvient un temps à faire coïncider son cheminement professionnel avec l’expectative de ses proches : Denise entre à l’École normale d’institutrices à quatorze ans, puis brille à l’université. « Elle [incarne] l’espoir, l’avenir. »
Pour Irène Frain, Denise est l’exemple à suivre. Elle est sa « fée-marraine », une personne « attentive et généreuse » qui lui apporte, chaque fois qu’elle le peut, des livres des grandes villes. Irène Frain ne souhaite d’ailleurs partager Denise avec personne, comme l’atteste la photo choisie pour le bandeau promotionnel d’Un crime sans importance, une photo que l’on retrouve au milieu du récit. Dessus on remarque la façon non-naturelle qu’a la jeune Irène Frain de tenir le bras de son aînée. On entendrait presque la petite fille penser : « Je ne veux pas te perdre. »
Cet amour du silence, ainsi souligné par la gestuelle, permet à l’écrivaine d’établir d’une certaine façon sa filiation avec Denise. Pourtant, les années passent et les prises de contact entre les deux sœurs s’amenuisent. L’homme de loi qu’Irène Frain aperçoit en rêve traite de la culpabilité qui ronge la narratrice-auteure à ce sujet : pourquoi une telle distance entre les deux sœurs si un jour Denise a tout représenté pour sa puînée ?
J’ai tenté de lui rendre vie, à défaut qu’on lui rende justice.
Un crime sans importance est ainsi sans doute un moyen pour l’écrivaine de s’acquitter d’une dette envers sa sœur, envers celle qui a été telle une seconde mère pour elle. Denise l’a conduite sur la voie de la littérature ; aujourd’hui, elle peut restaurer la dignité de cette femme par cette même voie. La littérature lui permet de la sorte d’entretenir un lien fort avec sa sœur, lui permet aussi de « faire sens ». En réparant l’histoire de Denise, Irène Frain se répare elle-même et accède de nouveau à une certaine lumière.
Une quête de vérité
Emmurée dans un silence « triple » – celui de police, de la justice et des siens –, Irène Frain choisit la voie de la littérature pour rendre hommage à celle qui l’y a initiée et pour dénoncer l’évolution croissante de la violence dans la France périurbaine. Tressant de la sorte l’intime et le social, Un crime sans importance permet à son auteure de retrouver la foi qu’elle a longtemps perdue. Son récit se révèle porteur d’un certain espoir pour toutes les personnes « qu’on n’écoute pas » à qui elle dédicace (en partie) ce texte.
Un crime sans importance a par ailleurs permis à l’écrivaine de faire « bouger » un peu les choses. Elle reçoit le dossier de l’enquête préliminaire sur le meurtre de sa sœur la veille de la publication de son récit aux éditions du Seuil.[2] Cette réalité soulève néanmoins une question : qu’en est-il des familles qui ne disposent pas des mêmes armes littéraires que l’écrivaine ?
Mon voyage dans le temps est bref. Relisant une dernière fois ma plainte, je m’arrête à la phrase où l’avocat a argué de mon métier d’écrivain et je m’interroge : « Comment font les autres ? »
Notes
- ↑ FRAIN (Irène). Sorti de rien. Paris : JC Lattès. 2013. 288 pages. ISBN : 9782021121452.
- ↑ Antoine Legrand. « L’assassinat d’une personne âgée, ça compte pour du beurre » in Midi Libre. 18 octobre 2020. URL : https://www.midilibre.fr/2020/10/18/lassassinat-dune-personne-agee-ca-compte-pour-du-beurre-9146740.php