Le récit de filiation est un genre littéraire par lequel un écrivain tente de reconstituer la vie d’un de ses proches au moyen d’une enquête plus ou moins approfondie selon les données qu’il a à sa disposition. Jean-Luc Coatalem, écrivain et journaliste français, ancien rédacteur en chef de Géo[1], s’illustre en cette rentrée littéraire 2019 à la composition d’un récit de filiation singulier : il évoque dans La Part du fils le destin écourté de son grand-père paternel, Paol. Cet homme est subitement arraché à sa famille le premier jour du mois de septembre 1943, pour ne plus jamais revenir sur ses pas.
Jean-Luc Coatalem pose céans un regard sur son héritage émotionnel. Il inscrit son énonciation dans des espaces spatio-temporels bien définis et évoque son besoin irrépressible de connaître la « vérité ».
Une reconstitution difficile
Jean-Luc Coatalem connaît cette histoire familiale que trop bien ; du moins, il en connaît la souffrance, la douleur et le mutisme. Depuis toujours, la « disparition » de Paol est un sujet tabou parmi les siens. Cette absence est son héritage émotionnel, un héritage symbolique, personnel et subjectif. L’écrivain se sent pourtant proche de ce grand-père qu’il n’a pas connu. Il choisit ainsi de lui redonner corps au moyen d’une reconstitution inédite. La vie de Paol, qui n’avait plus jusque lors de matérialité, prend à nouveau forme de manière fictive.
À Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l’église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d’un vide, est notre amer.
Il y a pourtant cette incapacité à pouvoir « tout » raconter de la part de l’écrivain : si Jean-Luc Coatalem parvient à reconstituer une trame générale de ce qu’a été la fin de la vie de son aïeul, nombreuses sont encore les zones d’ombre de son histoire dans son entièreté. La frontière entre réalité et fiction est alors bien maigre, et l’auteur de La Part du fils choisit de remplacer autant que possible ce qu’il ne sait pas au moyen de son imagination. Il insère par ailleurs des éléments de sa propre existence entre ces lignes et rétablit de la sorte son lien de filiation à Paol.
Paol était surtout ce que je ne savais pas, ce que je ne saurais jamais, n’apprendrais en aucun cas. Allant vers lui, j’avais fait au mieux un peu de chemin vers moi…
Ce poids de mémoire close était devenu le mien. J’en restais meurtri, dépossédé de ma propre histoire. Qu’aurais-je pu faire sinon la remonter, l’éclaircir et la raconter ? Écrire comme un travail de deuil. Une effraction et une floraison. Une respiration entre deux apnées.
Jean-Luc Coatalem rencontre d’ailleurs de nombreuses embûches quant à son souhait de raconter la « vérité ». Une pluralité d’expressions relatent ses investigations infructueuses et ses pertes de mémoire, notamment les locutions « en vain », « sans doute », « je crois », « peut-être », etc. Elles marquent le non-savoir de l’écrivain, l’extrême complexité de sa tâche de restitution. Aussi, certaines phrases, longues, proposent des accumulations inédites. Jean-Luc Coatalem donne un rythme heurté à la lecture dans certains de ses paragraphes, comme pour dire l’emballement de son émotion quand il doit raconter un passage de la vie de son grand-père.
La complexité de cette restitution est sans doute due à la « banalité » de la vie de Paol. Son histoire est une « histoire banale de soldat français ». Il n’y a donc pas de témoignage intact, ni de mémoire de son existence. Raconter Paol Coatalem, c’est alors sans doute déclencher des éléments de similarités dans de nombreuses familles françaises.
La vérité d’un homme, ce peut être aussi sa souffrance.
Un univers spatio-temporel délimité
Jean-Luc Coatalem offre dans La Part du fils un univers spatio-temporel bien défini. Les temporalités du récit sont multiples, les lieux sont présentés avec minutie, et l’imaginaire de l’auteur travaillé avec rythme et tendresse. Ce roman donne ainsi une consistance au passé. L’écrivain en fait sa vérité, celle de sa famille paternelle.
L’énonciation de ce roman s’inscrit dans une double temporalité. D’une part, Jean-Luc Coatalem relate la vie de Paol. Cette narration s’exprime d’abord par un paragraphe succinct, introductif, composé de seulement quelques lignes, tel une fiche d’identité ; puis l’écrivain reprend ensuite étape après étape le parcours de son grand-père, de son arrestation à sa destination tristement funèbre. D’autre part, l’écrivain conte ses recherches. Il s’agit d’une quête d’informations « en direct », d’une narration au présent, à la première personne du singulier. L’énonciation est alors constituée d’interrogations sans réponses, de suppositions et d’amères constatations. Cette coprésence des deux temporalités, parfois existante dans une même phrase ou un même paragraphe, confère à l’œuvre son caractère autobiographique. Il s’agit pour Jean-Luc Coatalem d’écrire pour mieux décrire le caractère éphémère du temps, les lieux qui s’imprègnent d’émotions et l’imaginaire qui se construit.
Le romancier donne aussi une place importante aux différents lieux parcourus par Paol. Ainsi la Bretagne familière est adulée, l’Asie visitée est source d’éblouissement, l’Allemagne définitive est véritablement fatale. Inscrire Paol dans ces paysages variés, c’est aussi délimiter précisément un territoire, réaffirmer sa présence au sein de notre monde. Jean-Luc Coatalem a parcouru à son tour les mers et les contrées, d’abord enfant, avec sa famille ; puis à l’âge adulte, à la recherche d’émotions. Néanmoins, à chaque retour dans la région où ont vécu ses proches, il ressent une lourdeur, le poids d’un mystère encore entier. C’est comme si les lieux étaient empreints de cette langueur, de cette nostalgie des temps heureux passés, de cette énigme non résolue.
Et son drame en filigrane : la question était posée là, elle attendait. Nous étions chez nous, heureux mais bancals…
Ces descriptions spatiales apportent enfin un certain réalisme au récit de l’écrivain. Bien que certains lieux aient été modifiés, ancrer les scènes de ce roman concrètement dans un espace physique leur donne une vraie matérialité. Jean-Luc Coatalem peut alors mieux « imaginer » ce qu’il ne sait pas de la vie de Paol. Ce recours à l’imaginaire est un moyen pour l’écrivain de pallier aux difficultés de la restitution. Ainsi ne faut-il pas considérer le récit de La Part du fils comme une vérité absolue, mais plutôt comme un hommage d’un petit-fils à son grand-père.
Ce récit tient du roman. Certaines scènes, impossibles à connaître faute de témoins, ont été recomposées, parfois à partir de minces indices, et cousues à la trame générale. D’autres séquences m’ont paru nécessaires même si je les ai supposées, interprétées ou imaginées.
La « part du fils »
La « part du fils » à laquelle fait référence le titre du livre, c’est avant tout ce besoin irrépressible de savoir. C’est comprendre pour avancer, se relever et se reconstruire. C’est aussi endosser la souffrance du père, recevoir en legs une attente qui restera à jamais inassouvie. C’est apprendre à vivre avec un trou béant.
Jean-Luc Coatalem a toujours souhaité connaître la vie de son grand-père disparu, cet homme absent pourtant bien présent de la conscience familiale. Il semble que sa démarche est avant tout très personnelle et se calque sur ce désir inavoué qu’a eu son père de savoir ce qu’est advenu son père à lui. Ce besoin de comprendre se concrétise aujourd’hui sous la forme d’un roman à mi-chemin entre écriture de soi et fiction littéraire. L’auteur évoque par ailleurs ses précédents ouvrages comme des prémices à celui-ci. La Part du fils représente le livre qu’il a toujours souhaité écrire sans jamais y parvenir ou alors sans jamais se l’avouer à lui-même.
Paradoxalement, ce manque originel de récit familial, ce trou généalogique, aura fait de moi un écrivain. À tout, si j’y réfléchis, j’allais préférer les histoires exotiques, les personnages et les décors tropicaux, comme si j’avais à multiplier les hypothèses. Et même mes livres précédents, je m’en rendais compte avec du recul, comme ceux consacrés à Gauguin ou au Brestois Victor Segalen, artistes démangés par l’inconnu et poussés par le secret, en portaient l’écho. Ils appelaient déjà celui à venir.
Jean-Luc Coatalem a reçu symboliquement de son père cette perte humaine que représente Paol comme un héritage. C’est un poids lourd que son géniteur lui transmet contre-volonté.
Voilà, et puis tu sais, bien après, je crois que, enfant de déporté, tu ne fais toute ta vie qu’attendre un retour, tu ne fais qu’espérer une porte qui claque, une voix hypothétique, la sonnette, un précipité de pas, mais comme personne ne vient, que tout est vide, que le monde n’est qu’absence et brouillard, tu te résous à croire aux fantômes, aux ombres et aux intersignes dans les arbres et dans les nuages, et tu finis par transmettre ça, sans le vouloir, et c’est pour cette raison que tu es là, cet après-midi, à Kergat, sous la pluie et dans la prairie détrempée, parce que c’est ta part à toi, mon fils, et qu’il n’y a rien d’autre à faire que ça, peut-être, si c’est ta voie et ta nécessité, redire avec tes mots le naufrage, le courage et la peur de ceux qui furent les nôtres, et enfin les laisser partir, disparaître pour de bon…
Le romancier choisit en épigraphe de son roman une citation de José Saramago : « Nous ne sommes que la mémoire que nous avons. » Cette mémoire, justement, est difficile dans le cas de la famille Coatalem. Comment se souvenir quand le passé n’est pas su, quand l’histoire est inachevée ? Ce roman qui réécrit la vie de Paol permet sans doute de lever quelque peu le voile sur certains points de ce passé terrible, d’apporter quelques réponses aux interrogations des proches de l’écrivain, d’alléger le poids de la souffrance d’une génération entière. Écrire est alors un acte de réaffirmation d’une mémoire.
Entre fiction et réalité
Jean-Luc Coatalem compose en définitive un récit à mi-chemin entre fiction et réalité, constitué de ses recherches et analyses, pour donner corps à son grand-père Paol. Il parle de cet homme qu’il n’a pas connu avec pudeur, avec une réserve émotionnelle touchante, avec des mots choisis en pleine mesure : il lui redonne une substance qui lui est propre.
Paol est une victime de la grande Histoire, une figure destituée sans statut véritable si ce n’est qu’il est détenteur de la mention honorifique « Mort pour la France ». Ce roman est le manifeste de son existence, de l’importance de sa vie. L’écrivain dédie d’ailleurs La Part du fils à son père, comme un geste d’offrande pour restituer la mémoire familiale. Jean-Luc Coatalem redonne une existence, une légitimité à son ancêtre. Il « lui [rend] […] un peu de sa vie forte et fragile ».
Notes
- ↑ Géo est un magazine mensuel sur le voyage et la connaissance du monde.