Apprendre à se noyer de Jeremy Robert Johnson, ou jusqu’où irions-nous par amour

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Jeremy Robert Johnson, traduit ici par Jean-⁠Yves Cotté pour les éditions du Cherche Midi, s’intéresse en son œuvre intitulée Apprendre à se noyer aux notions de deuil et de parentalité à travers l’histoire d’un homme qui, confronté au pire, reconsidère son entière existence.

Une exploration en rivière

Un homme et son fils font une expédition à visée initiatique sur la rivière. Le père voudrait de cette manière perpétuer ce que lui-même a reçu enfant de son géniteur, c’est-à-dire un ensemble d’enseignements qui permettraient au garçon de forger son identité, de connaître aussi ce qu’il est nécessaire de savoir pour vivre « homme ». L’aventure est de sorte une espèce de rituel de passage à l’âge adulte ou d’invitation à déserter l’enfance. La mère ne fait d’ailleurs pas partie du voyage, restée les attendre sur leurs terres. Et c’est du reste la voix de l’homme qu’il nous est donné d’entendre, Jeremy Robert Johnson choisissant céans de montrer les pensées et réminiscences de son personnage adulte – alternant la troisième personne du singulier, grâce à laquelle on accède aux actions de l’homme parfois de façon poétique voire allégorique ; et la première personne du singulier, par laquelle on découvre sans filtre les mouvements de son âme dans une graphie italique.

L’homme enseigne ce jour à son fils comment pêcher – c’est du moins l’objectif qu’il se fixe. Il paraît préoccupé par l’ampleur de la tâche donnée au gamin ; il est ému par les rondeurs de l’enfance encore bien présentes chez le garçon mais ne laisse pourtant rien paraître. L’homme est directif : il a la figure d’un père aimant mais dur, pour le bien-être de son fils.

Cet homme anonyme a aussi sa propre histoire avec la rivière ; cette dernière ravive en lui quelques épisodes dramatiques qu’il préfère taire pour l’heure – l’écrivain laissant ainsi paraître aux yeux de ses lecteur·rice·s ce lieu comme source de tourments. Confiant, l’homme donne une pluralité de consignes à son fils dont celle de ne pas boire l’eau du fleuve : traversée de feuilles de paraja, cette eau peut se révéler nocive pour le corps. Si l’on s’y abreuve, les jambes s’engourdissent en une heure de temps et « brûlent comme le feu quand [on retrouve] [ses] sensations ». C’est pourtant hélas l’injonction que transgresse le gamin, assoiffé ; et par une série de circonstances inattendues, le père de famille se retrouve un bref instant en « possession » du destin de l’enfant qui ne peut bouger ses membres, quand un « puissant coup de fouet à l’arrière des jambes » le dépossède de son bien le plus précieux : le garçon est englouti par une « créature ».

Un père à l’épreuve

Sous le choc, le père de famille est d’abord incrédule ; ce que Jeremy Robert Johnson traduit par une mise en page intelligente. L’écrivain se joue particulièrement ici des espaces et des sauts de page pour témoigner de l’affliction de son personnage principal. Ses phrases s’apparentent alors à des vers de poème et expriment, par leur césure, toute l’émotion de l’homme. Ce dernier voudrait, simplement, disparaître.

So the man thought to grab the heaviest stone he could find, to set it on his chest and let the weight hold him down until he stopped knowing this was a world which had existed, but the fire in his lungs and the strength left in his body betrayed him and he found himself at the surface of the river, drifting until he came to rest against a piling of rocks.
L’homme songea à s’emparer de la pierre la plus lourde qu’il puisse trouver, à la poser sur sa poitrine et laisser son poids le paralyser jusqu’à ce qu’il ne sache plus que le monde qui l’entourait avait existé, mais le feu de ses poumons et la force résiduelle de son corps le trahirent et il se retrouva à la surface du fleuve, dérivant jusqu’à s’échouer contre un amas de rochers.

Mais s’il se rejoue incessamment le moment qui conduit son fils aux « mâchoires béantes », l’homme se ressaisit bientôt, motivé par l’idée que son garçon soit encore en vie. Il se pourrait qu’« il y [ait] une chance » car « les gros poissons entraînent leurs proies au fond pour finir de les manger ». Pas de temps à perdre, il lui faut partir à la recherche de la créature.

Une autre des motivations de l’homme est l’attachement qui le lie à la mère de l’enfant. Il se souvient très nettement d’une de leurs conversations, deux mois après la naissance du petit, où la femme lui dit paisiblement, comme s’il s’agissait d’une évidence, qu’elle ne supporterait pas un monde sans le garçon. L’homme se met ainsi en quête du fils, jusqu’à que mort s’ensuive si nécessaire : il ne pourrait jamais annoncer à la mère que celui-ci n’est plus.

She stated it as a fact. The sun shines. The wind blows. If he dies, so do I.
Elle énonçait un fait. Le soleil brille. Le vent souffle. S’il meurt, moi aussi.

Notons que Jeremy Robert Johnson choisit par cet épisode de s’exprimer sur la parentalité. Il révèle ici à quel point l’arrivée d’un enfant dans un foyer change la nature des rapports de couple ; il révèle également comme « une partie [des deux parents] avait déjà disparu dès l’instant où cette nouvelle vie était née au monde » : « Ils étaient devenus un sein nourricier, un cocon protecteur, sagesse et amour, mais désormais leurs vies étaient dédiées à celle de l’enfant et ils priaient à son autel. »
De cette même manière, l’écrivain traite de la peur bleue qu’a un parent de perdre son enfant tout le long de son énonciation.

Une quête macabre

La quête du père se déroule nécessairement aux entours de la rivière, en un milieu hostile. La faune y est riche – on observe là caïmans, anguilles, piranhas, jaguars, pumas, insectes… – ; la flore y est dense, envahissante. Le trajet de l’homme se fait difficilement sous un soleil intransigeant, dans la jungle que Jeremy Robert Johnson s’applique à décrire minutieusement, créant une atmosphère oppressante pour ses lecteur·rice·s. À mesure que l’homme avance, à mesure aussi que l’intrigue se dévoile, de nombreux éléments fantastiques s’infusent dans la prose de l’écrivain. L’irruption de la magie joue bientôt davantage sur les codes de l’horreur, où la peau est mutilée, où le sang s’écoule à flot, où une grande attention est de sorte portée au corps en général, de la façon la plus épouvantable possible.

Opposés à l’homme se trouvent en outre des ennemis et adjuvants notables. Les « Urutrus », tribu de la rivière à la renommée singulière puisque connue pour ses flèches et pièges empoisonnés, font partie de la première catégorie, sanglants, combatifs, peu loquaces. Le cas de la « Cuja », femme aux grands pouvoirs, est davantage intéressant car complexe : sa rencontre avec l’homme est intéressée, mais c’est aussi elle qui conduit ce dernier à mieux considérer son présent, à mieux comprendre ce qu’il traverse. Par leurs échanges, Jeremy Robert Johnson poursuit son analyse sur la parentalité, statuant sur les limites que dépasserait tout parent par amour pour sa progéniture.

L’écrivain développe du reste une réflexion poignante sur le deuil en ces circonstances. Un « chapelet de morts » donné en legs à l’homme par la Cuja se fait bientôt entendre ; un ensemble de voix énoncent la difficulté qu’il y a à perdre ce que l’on a de plus cher. Par l’entrelacs de ces différents récits, Jeremy Robert Johnson témoigne avec élégance de situations qui sont hors de contrôle mais dont l’issue demeure, elle, affligeante.

The sound of the rushing river became a torment. Time was broken. The man was broken. But the river acknowledged neither and carried on as it always had and would and the sound of it was the song of nothing caring and the man knew it would be the last thing he’d hear.
Le bruit des remous du fleuve devint un supplice. Le cours du temps était brisé. L’homme était brisé. Mais le fleuve n’en tenait aucun compte et continuait comme il l’avait toujours fait et le ferait toujours et son murmure chantait que rien n’importait et l’homme savait que ce serait la dernière chose qu’il entendrait.

Un conte d’horreur

Dans une langue à la fois obsédante et poétique, Jeremy Robert Johnson délivre en somme un conte cruel aux notes fantastiques. Au cœur de son intrigue il y a, bien sûr, cette balade familiale tournant mal, un homme cherchant alors à retrouver son fils. Mais par leur histoire, l’écrivain explore surtout les limites de ce qu’une personne pourrait faire par amour. L’écriture est ici éminemment soignée, la mise en page conçue à dessein. Apprendre à se noyer, que l’on pourrait classer dans le genre horrifique, suscite in fine un sentiment d’effroi mêlé à une certaine admiration quant à l’élégance de la prose.

What good does it do anyone to know the unending cruelty of the world?
Quel bien cela fait-il à qui connaît l’infinie cruauté du monde ?

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