Paroles d’honneur est l’adaptation en roman graphique du document Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc de la romancière, essayiste et journaliste primée du prix Goncourt en 2016, Leïla Slimani.
Comme l’écrivaine nous le conte si bien dans la préface de cet ouvrage, ce livre est né de ses rencontres avec des femmes marocaines venues spontanément se confier à elle suite à la publication de son premier roman Dans le jardin de l’ogre. Ce sont ces témoignages poignants que Leïla Slimani a souhaité incarner, afin de « donner à voir la beauté de ces femmes et de [son] pays ».
Pour la création de cette bande dessinée parue chez Les Arènes au mois de septembre 2017, on retrouve en tant qu’illustratrice Laetitia Coryn, co-auteure avec Philippe Brenot de Sex Story une bande dessinée sur l’histoire de la sexualité ; et en tant que coloriste Sandra Desmazières, une réalisatrice, scénariste, illustratrice et coloriste à l’origine des courts-métrages Le Thé de l’oubli et Bao, et des livres de jeunesse Le garçon qui voulait se déguiser en reine et Méandre.
Une narration romancée pour des témoignages bien réels
Dans Paroles d’honneur, Leïla Slimani s’inspire des conversations qu’elle a entretenues avec plusieurs femmes pour recréer une fiction dont seul le déroulement n’est pas exactement authentique. Ainsi, l’on va suivre sa rencontre déterminante avec Nour de façon plus romanesque qu’elle ne la narre dans son essai, et par le biais de cette femme, devenue un personnage fort de cette bande dessinée, l’auteure nous propose de découvrir les voix actuelles de son pays.
Nour est ici une élégante trentenaire venue assister à une des séances de promotion de la romancière pour son premier ouvrage Dans le jardin de l’ogre. Ce livre qui parle de l’addiction sexuelle avec un personnage féminin ne laisse personne indifférent au Maroc. Nour se dit admirative du parcours de Leïla Slimani, de sa capacité à écrire de manière « franche et décomplexée ». Au moyen de cette discussion passionnée, le lecteur est embarqué dans un flot de témoignages poignants bien réels que l’on retrouve dans l’essai initiateur.
Ainsi, on réalise à quel point le célibat peut rapidement devenir une source de conflit au sein d’une famille marocaine traditionaliste. La sexualité apparaît comme un sujet tabou dans cette société orientale ; une fille ne peut pas évoquer librement sa sexualité, même avec sa propre mère.
Dès son plus jeune âge, un enfant est éduqué au Maroc dans le concept de la hchouma, que Leïla Slimani traduit dans son essai comme étant de la « honte » ou de la « gêne ». « Être bien élevé, être un enfant obéissant, être un bon citoyen, c’est aussi avoir honte, faire preuve de pudeur et de retenue. » Dans ces conditions, la virginité est une obligation sociale pour les femmes marocaines célibataires, que celles-ci soient âgées de 18, de 30, de 45 ou 55 ans.
Toute ma vie, j’ai vécu un combat intérieur entre la volonté de me libérer de la tyrannie du groupe et la crainte que cela n’entraîne l’effondrement des structures traditionnelles à partir desquelles je m’étais construite.
Rester vierge était une injonction très forte dans ma famille, et j’ai eu beaucoup de mal à m’en défaire. Hors de question de transgresser cette règle…
Par exemple, pour mes parents, je serai vierge le jour de mon mariage.
La législation marocaine contribue à ce que cette entrave à la liberté sexuelle soit maintenue. Cette bande dessinée met l’accent sur un grand nombre de lois du Code pénal marocain, notamment sur celles régissant de la moralité de ses citoyens quant à leurs agissements divers.
En guise d’illustration, l’article 490 favorise la pression qui existe autour du mariage ; ce texte de loi précise que « Sont punies de l’emprisonnement d’un mois à un an, toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles. ».
L’article 489, quant à lui, n’admet en aucun cas l’homosexualité ; il stipule que « Est puni de l’emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 200 à 1 000 dirhams, à moins que le fait ne constitue une infraction plus grave, quiconque commet un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe. ».
Et pourtant, si l’on en croit chacun des témoignages qui nous sont énoncés, tout le monde tente de vivre pleinement sa sexualité. Elle représente de ce fait un challenge de chaque jour, d’autant plus pour les femmes qui « [n’ont] pas le droit d’avoir de désir », ni de « choisir ».

Les différents témoignages nous permettent aussi de réaliser ce que cette législation implique dans le quotidien des femmes au Maroc.
La virginité jusqu’au mariage est tant escomptée que les belles-familles peuvent exiger de la promise un certificat de virginité ou avoir recours à un médecin pour demander si la défloration de leur bru est récente ou pas. La pression est telle que de nombreuses reconstructions d’hymen sont pratiquées chaque jour au Maroc. L’hyménoplastie est devenue une intervention courante car l’hymen est avant tout « un capital qui permet d’évaluer la valeur de la fille », pour reprendre les mots du sociologue Abdessamad Dialmy.
Selon une enquête conduite par le Haut-Commissariat au Plan marocain en 2009, 62.8% des femmes âgées entre 18 et 64 ans ont subi une quelconque forme de violence au cours des 12 mois qui ont précédé ce rapport. Les harcèlements, abus sexuels et viols à l’égard de la femme sont condamnés, mais le regard des autres est tel que cette femme ne peut systématiquement se résoudre à dévoiler son supplice, de peur d’être considérée comme une moins que rien par ses proches ou sa communauté.
D’après l’article 453 du Code pénal marocain, l’avortement n’est un droit que si la femme enceinte est mariée et si cet avortement « constitue une mesure nécessaire pour sauvegarder la santé de la mère et qu’il est ouvertement pratiqué par un médecin ou un chirurgien avec l’autorisation du conjoint ». Pourtant, selon l’Association Marocaine de Lutte contre l’Avortement Clandestin (AMLAC), entre 600 et 800 avortements clandestins seraient pratiqués chaque jour au Maroc, et des centaines de femmes meurent dans des conditions atroces.
Enfin, comme susmentionné, la question de l’homosexualité n’est tout simplement pas ouverte. Être homosexuel au Maroc est condamnable, littéralement. Donc, être homosexuel au Maroc, c’est finalement vivre dans le mensonge. « Beaucoup d’homos finissent par se marier pour sauver la face. Ça ne me paraît pas absurde. Je ne les juge pas. »

Des controverses médiatisées sur la question de la sexualité au Maroc
Paroles d’honneur revient également sur ces nombreux scandales qui ont pour attrait les mœurs, la moralité sexuelle au Maroc. Ce sont des faits réels bouleversants qui mettent en exergue une société « minée par une culture institutionnalisée du mensonge, de l’hypocrisie » selon Leïla Slimani.
En 2012, l’affaire Amina Filali déclenche une forte controverse dans tout le pays. Cette jeune fille de seize ans se suicide parce qu’elle est contrainte d’épouser son violeur un an plus tôt afin que celui-ci n’encoure aucune sanction pénale. L’article 475 du Code pénal marocain prévoit en effet que « Lorsqu’une mineure nubile ainsi enlevée ou détournée a épousé son ravisseur, celui-ci ne peut être poursuivi que sur la plainte des personnes ayant qualité pour demander l’annulation du mariage et ne peut être condamné qu’après que cette annulation du mariage a été prononcée. ». De vives manifestations éclatent à Rabat, et des banderoles sont marquées de cette phrase terrible : « Violez-moi, épousez-moi, ma vie est vaine, je suis marocaine ».
En mai 2015, un film de Nabil Ayouch crée une violente polémique au Maroc. Much Loved, qui parle de la place de la prostitution dans cette société maghrébine, est projeté lors de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Dès lors, ce film crée l’indignation générale au Maroc et est jugé comme « décrivant une image négative du Maroc », ou comme un « encouragement pour les relations sexuelles extra-maritales et les homosexuels ». Le réalisateur et les actrices reçoivent des menaces de mort. Le Ministre marocain de la Communication décide d’interdire la sortie du film dans son pays pour « protéger l’image vertueuse […] de la femme marocaine que le film représenterait de manière trop crue et trop réaliste ».
Au cours de ce même mois de mai, Jennifer Lopez se produit au festival Mawazine. Sa prestation est vivement critiquée, notamment par le Ministre de la Communication, Mustapha El Khalfi. La tenue de la chanteuse américaine est jugée trop provocante. Jennifer Lopez fait l’objet d’une plainte pour outrage à la pudeur sur le sol marocain.
Quelques jours plus tard, au cours de ce même festival, Stefan Olsdal du groupe Placebo se présente avec le chiffre 489 barré sur son torse pour protester contre l’article qui pénalise l’homosexualité.
En juin 2015, deux femmes du Femen s’embrassent sur l’esplanade de la tour Hassan. La société civile marocaine « inculpe l’acte homosexuel des deux activistes françaises qui incitent à propager l’homosexualité dans un pays musulman ». Elles sont d’abord condamnées à quatre mois de prison ferme, puis seront refoulées avec une interdiction à vie de retourner au Maroc.
Dans les rues d’Inezgane le 16 juin 2015, deux femmes, Sanae et Sihame, alors âgées de 19 et 23 ans, sont jugées habillées de manière trop aguicheuse par une foule en colère. Craignant pour leur sécurité, elles attendent l’arrivée de la police pour faire régler l’ordre. Mais les autorités arrivées sur les lieux donnent raison à la foule. Les deux femmes sont arrêtées, comme le prévoit l’article 483 du Code pénal marocain : « Quiconque, par son état de nudité volontaire ou par l’obscénité de ses gestes ou de ses actes, commet un outrage public à la pudeur est puni de l’emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 200 à 500 dirhams ». Elles seront finalement innocentées un mois après les faits.
À Fez, toujours ce même mois de juin, une foule se déchaîne sur un homme, purement et simplement lynché parce qu’il est supposé homosexuel. Selon l’hebdomadaire Telquel en 2014, 83% des interrogés sont contre la tolérance à l’égard de l’homosexualité. En mars 2016, Leïla Slimani dénonce les actes barbares commis sur les homosexuels dans un article de Libération intitulé Si j’avais été un homme à Beni Mellal, revenant ainsi sur l’histoire d’un homme homosexuel agressé et condamné à quatre mois de prison ferme.
Des faits comme ceux décrits dans ce roman graphique continuent de se produire quotidiennement au Maroc. En août 2017, une vidéo sur laquelle une femme se fait agresser sexuellement dans un bus de Casablanca apparaît sur les réseaux sociaux. L’indifférence des personnes présentes lors de cet acte abusif choque l’opinion publique.
Vers des lendemains plus libres ?
Si ces lois sont bel-et-bien en vigueur au Maroc, la question de la sexualité est plus que jamais au cœur des débats. Il semblerait que les langues se délient quelque peu, et que la discussion s’ouvre sur ces tabous.
Selon Asma Lamrabet, médecin biologiste, chercheuse en théologie et essayiste marocaine, l’image d’une religion punitive est bien trop répandue. L’écrivaine étudie les textes coraniques de façon à aider la femme musulmane à « vivre une spiritualité épanouie », en insistant sur le fait qu’il n’y a pas de « sexualité genrée » dans ces écrits. Le combat sera probablement long, mais les Marocaines gardent espoir et se battent jour après jour pour affranchir les règles qui leur sont imposées.
Leïla Slimani, quant à elle, souhaite qu’un jour « la femme ne [sera] à personne », qu’elle « [n’aura] à répondre de ses actes qu’en tant que citoyen lambda et pas en fonction de son sexe ».
Reste au législateur à mettre tout en œuvre pour que chacun, quelle que soit sa vision personnelle de la vertu ou de la pureté, puisse vivre dignement et en sécurité sa vie sexuelle.

Les lectures de Sexe et mensonges et de Paroles d’honneur permettent de mieux appréhender la question de la sexualité au Maroc. Dans le monde occidental, personne ne prête plus attention à la liberté dont chacun jouit tous les jours. Ce dont un citoyen européen peut bénéficier comme d’un droit fondamental en matière de liberté des mœurs n’est pas si facilement admis au Maroc. La législation en vigueur dans ce pays réfrène l’épanouissement de chacun dans sa vie sexuelle. Ces témoignages précieux sont révélateurs d’un mal de société qui, Leïla Slimani l’espère, n’existera plus un jour.