Écrivain et traducteur littéraire français né en 1979, Maël Renouard s’interroge, à l’image de Proust, sur la « meilleure manière de “refaire” les œuvres qu’on aime ». Selon lui, il faut « trouver loin d’elles son propre cheminement, le suivre avec labeur et obstination, et c’est alors seulement, au bout de l’effort créateur, par une sorte de grâce, que l’on rejoindra peut-être ses modèles et, qui sait, que l’on s’égalera à eux ».
Son roman intitulé L’Historiographe du royaume, paru en cette rentrée littéraire 2020 aux éditions Grasset, est sans doute le manifeste le plus vif de cette volonté littéraire. S’inspirant des Mémoires de Saint-Simon, du Vicompte de Bragelonne d’Alexandre Dumas et des contes des Mille et Une Nuits, Maël Renouard compose une œuvre dans laquelle se dévoile progressivement un subtil jeu de miroirs. Il oppose réalité et fiction à travers le destin de personnages forts, parfois empruntés à l’Histoire, et mène une réflexion sur la figure de l’écrivain contrarié.
Une rivalité muette
Maël Renouard démarre son énonciation à l’heure du protectorat français du Maroc, au cœur des années 1940. Abderrahmane Eljarib est alors un adolescent de quinze ans scolarisé au Collège royal. Il reçoit de ce fait les mêmes enseignements que le premier fils du sultan Sidi Mohammed, le prince Moulay Hassan.
D’origine modeste, Abderrahmane doit autant ce grand privilège à la moralité des siens qu’à ses bonnes prédispositions scolaires. L’expérience du Collège royal se révèle riche en matière de préceptes de vie pour ce jeune intellectuel. Abderrahmane observe pour la première fois, lui qui vient d’un foyer humble, le luxe dans lequel vit la noblesse du pays. Il apprend surtout qu’il existe un code implicite de la diplomatie : jamais il ne doit transgresser un ensemble de règles convenu pour les êtres de rang inférieur à celui de la souveraineté. Il découvre à ses dépens qu’en « [feignant] de perdre » aux échecs face au prince, il commet un impair préjudiciable – décrit par ailleurs dans l’ouvrage d’Al-Kushâjim intitulé Traité de l’art du commensal[1] –, peut-être source de ses relations insidieuses avec Moulay Hassan (à moins que la rancœur silencieuse de ce dernier n’ait mûri devant les bons résultats de son camarade de classe).
Alors que le prince héritier poursuit sa scolarité à Bordeaux, Abderrahmane s’envole vers la capitale française conscient qu’il puisse être un jour invité à exercer une fonction dans la cour de son condisciple. Il évolue dès lors entre littérature et histoire dans le Paris intellectuel des années 1950. Il lie connaissance avec Léopold Sédar Senghor et Jean-Paul Sartre, et est d’ailleurs publié grâce au premier : ses Élégies barbaresques, poèmes au succès modéré, paraissent chez Présence africaine puis aux éditions du Seuil.
Abderrahmane fréquente aussi à Paris des étudiants nationalistes du Maghreb et s’engage dans la cause des indépendances. Malgré sa distanciation physique avec les affaires politiques marocaines, il suit de loin l’exil de Sidi Mohammed d’abord en Corse puis à Madagascar. Au moment où Ben Arafa est à son tour délogé et où le sultan peut récupérer son trône – devenant ainsi Mohammed V, roi du Maroc –, Abderrahmane est appelé à « intégrer la première cellule du cabinet royal » afin de « réfléchir [en tant que chargé de mission] à une réforme du système d’enseignement ». Il quitte alors la France pour le Maroc, malgré son envie de poursuivre ses explorations littéraires, et exerce en tant que conseiller technique au cabinet du ministre de l’Éducation nationale.
Mais la mort de Mohammed V, ne survenant que quatre années après son intronisation, plonge Abderrahmane dans la tourmente. Le prince Moulay Hassan, accédant au trône et adoptant le titre de « roi Hassan II », condamne Abderrahmane à l’exil dans la région de Tarfaya, lieu-dit où le réprouvé ne sera chargé que de virtuelles responsabilités, où il pourra tout de même se consoler quelque peu par la voie de la littérature et de l’enseignement.
De manière tout aussi inattendue, Abderrahmane est proclamé, sept ans plus tard, « historiographe du royaume » par Hassan II. Il doit alors assister ce dernier dans la préparation de ses textes et discours, et constituer une documentation large en vue de rédaction d’un livre valorisant les accomplissements du roi (livre dont la propriété intellectuelle sera attribuée, bien sûr, au roi). Malgré tout, les rapports entre les deux hommes sont quelque peu difficiles en raison de la propension de Hassan II à régner en grand despote, selon sa volonté propre. Maël Renouard illustre avec finesse les ressentiments de son personnage-narrateur vis-à-vis des décisions arbitraires d’icelui par l’évocation de ses rêves : citons, en guise d’exemple, celui dans lequel Abderrahmane couvre un tableau représentant le roi du portrait de Joseph Staline.
Ainsi ces deux êtres de papier apparaissent au sein du roman comme deux personnages rivaux : bien qu’ayant reçu pareille instruction, Abderrahmane et Moulay Hassan ne sont pas égaux du fait de leur classe et leur statut dans la société. Ce rapport de force inégal n’empêche pas le premier de rêver d’une meilleure reconnaissance de ses qualités, certain de son savoir et ses compétences. Delhaye, leur professeur d’histoire tente pourtant de mettre en garde Abderrahmane sur ce genre de prétentions vaines au moyen d’une analogie antique : nul ne doit rappeler au roi qu’il a un jour été son condisciple, personne ne saurait le traiter d’égal à égal sans s’attirer ses foudres. C’est ce même avertissement, issu du Livre de la couronne d’Al-Jahiz, qui apparaît en rêve à Abderrahmane.
« Quand le roi s’est attaché à un homme et l’a traité une fois avec tant de familiarité qu’il a plaisanté et ri avec lui, le protocole exige que cet homme, s’il est à nouveau introduit auprès du souverain, agisse comme s’il n’y avait jamais eu entre eux aucune intimité, et lui témoigne encore plus de déférence, de vénération et de docilité qu’autrefois. »
Un historiographe tourmenté
Selon le dictionnaire de l’Académie française, l’historiographe est la personne « [nommée] officiellement par un souverain pour écrire l’histoire de son règne »[2]. Abderrahmane est à ce titre celui qui doit rendre compte de l’histoire de son temps, une histoire complexe dont il ne peut montrer qu’un certain prisme, celui souhaité par le roi Hassan II.
Maël Renouard, en attribuant cette fonction d’historiographe à son personnage principal, révèle le péril auquel s’expose tout être lettré face à une autorité absolue. À travers l’histoire d’Abderrahmane, le romancier s’intéresse en réalité au sort de l’écrivain évoluant sous la contrainte d’un régime : l’érudit ne peut pas, dans ce cas, laisser libre cours à son imagination (écrire ce qu’il veut sans une certaine censure, parfois même une auto-censure) et doit se soumettre aux tâches qui lui sont attribuées (là encore, sans égard pour la littérature elle-même). C’est ainsi par la voie du songe qu’Abderrahmane laisse entrevoir ses sentiments ambivalents quant à ses nouvelles missions : la nuit qui précède son retour dans la capitale, il s’aperçoit dans une demeure menacée par la montée des eaux, une Casa del Mar dans laquelle il pourrait se noyer au moment de la marée haute. Il porte alors un « masque rigide et sombre qui [représente] la tête d’un lion » et entoure « tout [son] crâne] », un ornement qui lui est donc impossible d’enlever, même pour se nourrir. Ce masque, faisant référence à celui dit « de fer » dans Le Vicompte de Bragelonne, symbolise de la sorte l’emprisonnement à venir, au sens figuré, d’Abderrahmane dans sa créativité.
De même, Maël Renouard montre à quel point il peut être ardu pour un historiographe de décider catégoriquement la façon dont une figure politique doit être commémorée, si l’on doit considérer son œuvre en dehors de sa personnalité. Abderrahmane est ici sommé de décider si les accomplissements de Moulay Ismaël doivent être célébrés lors du tricentenaire de son règne. Moulay Ismaël fut un personnage important de l’Histoire marocaine : son sultanat, long de près de cinquante-cinq années, coïncide avec une période prospère du Maroc. Surnommé le « roi sanguinaire », il fut néanmoins d’une cruauté terrible et arbitraire, parfois même envers ses sujets. Hassan II aurait ainsi peur d’être un « despote qui rend hommage à un despote » s’il doit organiser des cérémonies à l’effigie de l’héritier premier de la dynastie alaouite. Un subtil parallèle est ici proposé entre la souveraineté de Moulay Ismaël au Maroc et celle de Louis XIV en France.
Il semblerait par ailleurs, comme le souligne Delhaye, qu’il faille appréhender les grands événements historiques comme une variante possible de ce qui aurait pu être. Selon ce professeur issu de la même promotion que Georges Pompidou à l’École normale supérieure, ce sont véritablement les « générations d’après » qui jugent ces événements comme étant « univoques », à savoir n’admettant qu’une seule et unique interprétation. C’est peut-être ainsi de cette matière oxymorique que se constitue tout règne, celui de Hassan II comme celui de Louis XIV.
[Delhaye] nous invitait à considérer les situations historiques avec les yeux des hommes qui les avaient vécues et en avaient décidé. Il nous montrait qu’un choix n’a jamais le sens univoque que lui trouve la postérité, parce qu’elle se croit instruite de l’enchaînement des faits. On pense qu’une décision ferme des possibles, disait-il, et que, de décision en décision, l’infini du possible se réduit graduellement. En vérité, chaque décision ouvre autant de possibles – et même davantage – qu’elle n’en ferme.
Devant ces difficultés, Abderrahmane oscille entre « grâce » et « disgrâce » aux yeux du roi. La répétition volontaire de ces deux mots (dont on constate en effet une forte occurrence au sein de L’Historiographe du royaume) met en lumière la complexité du littéraire à évoluer dans ce monde extrêmement normé, régi par une autorité totalitaire. Abderrahmane peut être l’auteur de « [crimes] de lèse-majesté » en toute situation, même lorsqu’il croit préserver la vie de son ancien condisciple. Lors du coup d’État déjoué, épisode dans lequel Abderrahmane usurpe l’identité du roi pour lui sauver la vie sur le modèle d’un « roque » (déplacement spécial au jeu des échecs permettant de mettre le roi à l’abri tout en centralisant une tour), l’« écrivant » se pense à l’origine d’une action honorable ; cette dernière inspirera pourtant d’autres sentiments à Hassan II dans le temps. Il semblerait en somme qu’il soit impossible de satisfaire complètement le roi, comme l’analyse avec fulgurance Morgiane, femme inspirant quelques passions à Abderrahmane…
« Il méprise ceux qui le flattent, il déteste ceux qui lui résistent […]. Aucun rapport avec lui n’est possible. Qu’il ait affaire à un courtisan de basse espèce, et il est impatient de trouver quelqu’un avec qui exercer son intelligence d’égal à égal ; mais qu’il soit en compagnie d’un homme qui ne lui cède en rien par l’esprit, et il est impatient de l’anéantir, car personne ne doit risquer de lui faire de l’ombre. »
Un classicisme assumé
Afin de conter l’histoire singulière d’Abderrahmane, Maël Renouard donne la voix à un narrateur s’exprimant à la première personne du singulier « dans un français précis et contourné, d’un classicisme insensible aux modes langagières de notre époque » (pour reprendre les termes du romancier au sein de son épilogue). La langue de ce personnage-narrateur est en effet analogue à celle que l’on trouve dans des œuvres classiques, avec un usage délibéré du passé simple et de l’imparfait, des temps verbaux moins couramment présents dans nos textes contemporains et qui sous-entendent un travail sur la concordance des temps de grande ampleur.
L’Historiographe du royaume expose ainsi des tournures de phrases d’une grande élégance notamment grâce au registre soutenu d’Abderrahmane, ses choix stylistiques témoignant de sa préciosité, comme le souligne déjà l’incipit du texte : « Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues. » On devine à Abderrahmane une grande attention aux mots et aux ouvrages considérés aujourd’hui comme fondateurs ; il emploie d’ailleurs parfois des expressions dont l’usage a vieilli. Son phrasé atteste aussi de son ouverture d’un point de vue culturel et littéraire.
Maël Renouard choisit en outre de créer une certaine tension narrative en se servant d’une pluralité de prolepses tout au long de son énonciation, ces dernières trahissant le recul qu’a son personnage principal avec la période qu’il narre. De nombreux éléments d’anticipation composent ainsi le discours d’Abderrahmane – citons à titre d’exemple la sous-phrase « mais n’enjambons point sur l’avenir ».
Le plus surprenant (et sans doute le plus captivant) dans L’Historiographe du royaume est la capacité de son auteur à détourner des œuvres littéraires connues pour en offrir un aperçu détourné à son lecteur : c’est véritablement comme si Maël Renouard utilisait un miroir enchanté pour transformer les épisodes familiers des mémoires collectives en épisodes tragi-comiques au sein de son roman. Les références littéraires sont ici nombreuses et subtiles, et le texte emprunte volontiers certains de ses matériaux aux légendes mythiques. Ainsi Abderrahmane, historiographe du royaume de Hassan II comme Saint-Simon a été historiographe du roi Louis XIV, se révèle conteur à la manière de Scheherazade, non pas pour tenir en éveil un sultan, mais bien pour ravir la cour de son roi ; et sa relation avec Morgiane est dite à l’image de celle des poètes Wallada et Ibn Zeydoun – le trompeur n’étant pas ici nécessairement celui qu’on croit.
En se basant sur le passage suivant du Temps retrouvé de Proust[3], Maël Renouard développe avec intelligence une réflexion sur l’influence que peut avoir l’existant, ici les œuvres de grands écrivains, sur l’élaboration d’un roman. Il semble affirmer céans que les obsessions personnelles de chacun constituent un point de départ pouvant mener à terme à une rencontre avec les écrits de ses modèles littéraires. En partant de ses recherches sur le Maroc et sur les figures de Moulay Ismaël et Hassan II, Maël Renouard parvient en effet à un point de liaison avec des textes classiques dont on ne soupçonnerait pas de prime abord l’influence.
Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété de ne pas savoir si le maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Scheriar, le matin, quand j’interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. Non pas que je prétendisse refaire, en quoi que ce fût, les Mille et Une Nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, écrits eux aussi la nuit, pas plus qu’aucun des livres que j’avais tant aimés, et desquels, dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, je ne pouvais sans horreur imaginer une œuvre qui serait différente. Mais, comme Elstir, comme Chardin, on ne peut refaire ce qu’on aime qu’en le renonçant. (…) Ce serait un livre aussi long que les Mille et Une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment et ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit, en les oubliant, les contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d’une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi ? n’était-il pas trop tard ?
Une histoire de doubles
Maël Renouard offre en somme un regard sur le règne du roi Hassan II à travers les émotions d’un personnage érudit « écrivant » ayant étudié aux côtés du monarque dans sa jeunesse. Il s’intéresse de la sorte à la figure de l’homme de lettres éprouvé, contraint par son devoir, évoluant entre grâce et disgrâce selon les préceptes arbitraires d’un despote. Il s’amuse surtout du destin de cet historiographe pour créer une multitude d’éléments-miroir tout au long de son énonciation, notamment par la voie du conte. Certains épisodes de L’Historiographe du royaume rappellent ainsi avec subtilité Le Vicompte de Bragelonne, les contes des Mille et Une Nuits, l’histoire des poètes Wallada et Ibn Zeydoun, et les Mémoires de Saint-Simon. On pourrait ajouter ici que « la grandeur de ce roman se mesure à l’existence de ses doubles », en détournant les vers ultimes d’un poème d’Abderrahmane : « La grandeur d’un homme se mesure/À la mélancolie de ses doubles ».
Maël Renouard compose un texte dans lequel apparaît, en plus des doubles, deux autres motifs littéraires forts : le premier étant de l’ordre du fantasme, le second se rapportant au jeu d’échecs. À de multiples reprises, Abderrahmane fait mention de ses rêves, l’auteur nous montrant de la sorte une contradiction entre la résignation diurne de ce personnage-narrateur quant aux ordres du roi et sa révolte nocturne tue, qui ne se manifeste que par la voie des songes. Le jeu d’échecs, quant à lui, est d’abord montré sous sa forme réelle, avant d’apparaître de manière plus imagée, dévoilant sans doute la position clé du roi Hassan II dans la vie d’Abderrahmane.
D’autres avaient attendu le roi en son palais jusqu’au soir sans le voir jamais paraître, et il les avait couverts de présents le lendemain, comme pour s’en faire pardonner, mais aussi bien pour établir sur eux son pouvoir absolu de prodiguer, selon son plaisir ou ses desseins impénétrables, un jour la peine et le lendemain la joie – un jour la case noire et le lendemain la case blanche, sur l’échiquier de la vie.
Notes
- ↑ KUSHÂJIM. L’Art du commensal : Boire dans la culture arabe classique. Arles : Actes Sud/Sindbad. 2009. 96 pages. ISBN : 9782742782826.
- ↑ Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition (actuelle). HISTORIOGRAPHE : nom. Définition du mot « historiographe ». URL : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9H0767
- ↑ PROUST (Marcel). Le Temps retrouvé. Paris : Gallimard, « Folio ». 1990. 448 pages. ISBN : 9782070382934.