Dans l’œuvre première de sa trilogie explorant la destinée de femmes mortes, des femmes livrant leur testament émotionnel à qui veut l’entendre, Makenzy Orcel nous invite à découvrir les ténèbres et possibles lumières d’Haïti : L’Ombre animale s’inscrit en effet en ce pays où « la situation empire dans les rues, les gens crient famine, dans le nord comme dans le sud, réclament le départ immédiat du président de la République ». Il convoque de sorte les réflexions crues d’une âme n’ayant jamais eu l’opportunité d’énoncer les mouvements de son être afin d’exposer, par son récit, l’existence d’une terre-soleil impraticable. Son œuvre se révèle ainsi d’une rare violence et d’une sublime irrévérence, et fait montre d’une poésie épousant le réalisme merveilleux cher à la littérature haïtienne.
Une voix-crépuscule
Le souffle de L’Ombre animale est portée par la voix d’une femme se disant être le « rare cadavre ici qui n’ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition vaudou ». Il s’agit d’un souffle ininterrompu car cette femme ressent, de « cette chambre refermée sur [elle] comme une tombe », le besoin d’enfin s’exprimer sur ce qu’a été sa « vie minuscule ».
et maintenant que je ne suis plus de ton monde où l’on monopolise tout – les chances, la parole, l’amour, le pouvoir – et que j’ai enfin droit à la parole, à un peu d’existence, je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m’en empêcher, même la rigueur du temps, sa tendance à tout restituer
le temps d’un mort est-il compté, je ne sais pas, tout ce que je sais c’est qu’il y a plein de choses encore que j’aimerais te raconter et qu’on n’a pas beaucoup de temps, je ne me rappelle plus qui disait qu’on a toujours le temps, moi je pense que c’est faux, il faut faire ce qu’on doit faire maintenant, parce qu’après on ne sait pas, on ne sait jamais…
La narratrice de L’Ombre animale s’adresse ainsi à son allocutaire employant un « tu » familier que l’on pourrait penser pour nous, lecteur·rices, un « tu » dont la finalité se meut en réalité selon les épisodes contés – elle apostrophe de cette manière, par intermittence, les personnes qu’elle a longtemps côtoyées. Cette femme relate du reste sa solitude, celle qu’elle a toujours ressentie aux côtés des sien·nes, celle dont l’étau se resserrait chaque fois qu’elle espérait trouver quelqu’un qui veuille bien noter l’étrangeté de son existence. Elle n’a de fait jamais considéré son corps, son essence, à leur juste valeur ; elle n’a même jamais considéré la seule possibilité qu’elle puisse être « belle » puisque n’existant que dans les interstices qu’on ait bien voulu lui laisser, puisque bien souvent « ignorée » par l’ensemble de sa communauté. Elle se console aujourd’hui dans sa mort, elle « triomphe » : en raison de la puanteur de son cadavre, « impossible de [l’ignorer], comme si la mort détenait la clé de tous les possibles ».
La narratrice de L’Ombre animale s’applique alors à nous décrire ses interactions d’antan avec autrui. Il est souvent question de ses relations ambivalentes, voire tumultueuses, avec ses parents. Makenzy, son père, dont on note, bien sûr, le prénom pareil à celui de l’auteur, est un homme dur, machiste, violeur, incestueux, brutal, certain de sa prééminence et de son savoir supérieur à celui de la gent féminine – comme on le verra avec l’Inconnue ; sa fille a longtemps souhaité sa mort tant sa condition vis-à-vis de cet homme est douloureuse. Toi, sa mère, qui, porteuse d’un prénom-pronom ne semble pas exister pour elle-même, dépossédée en quelque sorte de ce « je », n’évolue que pour les autres, les sien·nes, puisque ayant été vendue par ses parents à l’homme qu’elle appelle aujourd’hui « mari ». Il est aussi question de sa relation avec Orcel, son frère dont le prénom n’est pas sans rappeler le patronyme de l’auteur, être que la narratrice idéalise sans doute quelque peu, être-fantasque pour lequel elle ressent un désir illégitime, être d’un monde retiré ne faisant que passer d’un état à l’autre, peut-être las de la vie depuis qu’il est témoin d’une violence sans pareille lors d’un moment d’errance. Et l’on découvre à leurs côtés maint·es protagonistes incarné·es tel·les que le Maître d’école, l’Envoyé de Dieu, Dieu lui-même (être de condition humaine auquel l’écrivain attribue ce prénom singulier), l’Inconnue, l’Inconnu, le Gamin, la Famille lointaine, Monsieur l’Inspecteur, les Loup·ves – tous·tes portent comme « nom » le rôle qu’iels jouent « ici » et « là-bas », Makenzy Orcel montrant de la sorte comment leur destinée s’emboîte avec celle des autres, notamment celle de cette femme à la parole libérée.
Une cruelle vie d’« ici »
Makenzy Orcel nous introduit, par la sinuosité de ces destinées, à un ensemble de réalités révélant la dissemblance d’« ici » et « là-bas ». « Ici » est le petit village d’Haïti d’où la narratrice de L’Ombre animale conte sa vie, un lieu-dit anonyme car sans doute indissociable de bien nombreux villages du pays ; « là-bas » c’est la Grande Ville ou « la capitale », localité urbaine que l’on suppose d’un certain modernisme, qui s’affirme davantage « occidentale » et offre à ses habitant·es le « progrès » – bien que l’on pourrait se questionner sur la nature réelle de ce progrès. « Ici » les gens ne représentent « rien » si on en croit notre conteuse ; même la mort se joue différemment : les « culs-terreux » s’éteignent sans faire d’« embarras » ; personne ne se préoccupe trop de « ses » disparu·es ; la mort paraît de toute façon gratuite. Tous·tes y sont exposé·es régulièrement, qu’il s’agisse de règlements de comptes, de la participation de haut·es complices de l’autorité corrompue, d’un accès manquant aux soins…
la mort parfois ressemblait à cette vulgaire créature qu’on croit pouvoir chasser à coups de pied dans le cul, une excellente comédienne, imbattable dans l’art de faire semblant, brouiller les pistes, émerger là où on l’attend pas, le pauvre il passe prendre le café chez toi, bien portant, il te parle de ses projets et tout, deux minutes plus tard il est mort, commencent les préparatifs, ça presse, il faut l’enterrer vite fait, puis c’est le tour d’un autre, le même cirque, puis un autre, c’est étrange quand on y pense, enfin venait ce moment où la mort ne surprenait plus personne, entrait dans le train-train quotidien
À travers les récits nombreux de cette femme-volubile, des récits se rapportant aux différentes figures ayant régi son quotidien « ici », Makenzy Orcel nous propose un portrait peu flatteur d’Haïti, où différentes strates de sa population semblent contribuer au statu quo de l’île et semblent profiter de son sort pour mieux briser les espoirs nourris par le commun des Haïtien·nes. Ainsi l’Envoyé de Dieu est un être d’une hypocrisie manifeste, prêchant La Bonne Parole au village pour mieux abuser de la confiance qui lui est accordée, pour mieux abuser, aussi, sexuellement de tout être se trouvant sous sa sujétion et pour mieux vivre de la richesse des gens de sa contrée selon les préceptes inventés de son Dieu. Monsieur l’Inspecteur bénéficie de « droits » qu’il s’est lui-même octroyés, comme le droit d’écraser ses interlocuteur·rices, le droit de ne jamais payer son dû à qui lui rend service, le droit d’espionner qui bon lui semble pour compromettre et assujettir, le droit d’ordonner « et que ça saute » telle ou telle excentricité. Quant aux Loup·ves, dès leur arrivée, iels changent irréversiblement la dynamique du pays : iels s’emparent du peu dont disposent déjà les villageois·es et « jubilent » de la facilité avec laquelle iels peuvent s’enrichir aux dépends de personnes déjà démunies. De cette même manière on découvre l’action, disons plutôt l’inaction, de politicien·nes promettant monts et merveilles avant les élections, négligeant subséquemment les populations auprès desquelles iels faisaient campagne ; et le rôle des médias dans le traitement partial de l’information nationale et internationale. Bien d’autres figures encore semblent profiter de leur autorité pour imposer et contraindre ; et leurs commandements exprès se font d’autant plus sévères à l’encontre de la gent féminine.
Makenzy Orcel dépeint d’ailleurs avec grande minutie la rudesse des mœurs d’« ici » pour les femmes. Sa protagoniste-narratrice est élevée différemment de son frère ; elle ne dispose que de peu de temps libre, car « ça reste pas dans son lit, une fille, ça se grouille ». Elle doit apprendre dès son plus jeune âge à se comporter en femme au foyer, doit être capable de « battre le linge » « comme il faut » à la rivière et doit nourrir son homme des meilleurs plats. Son éducation est entièrement réfléchie en ces termes : elle doit assurer la bonne marche du ménage, doit permettre la commodité de vie d’un homme – celle de son père d’abord, celle d’un éventuel mari ensuite. Une femme n’existe donc pas pour elle-même : une femme est prisonnière d’innombrables devoirs. Toi, la mère de la narratrice, est à ce titre l’illustration parfaite de cette assertion : elle est complètement soumise à Makenzy. Son corps appartient à son époux ; ce dernier la viole quand bon lui semble. Il n’est guère question de désir féminin, seulement de désir masculin à combler, puis de désir masculin comblé quoi qu’il en soit. Toi n’a pas non plus son mot à dire quant aux sévices que Makenzy fait subir à leur fille, ce dernier laissant libre court à sa tyrannie. Toi endure la violence verbale quotidienne de Makenzy, reçoit des ordres telle une esclave, n’est donc jamais considérée tel un être à part entière. Et malgré tout, malgré leur intelligence et ces injustices, les femmes d’« ici » ne condamnent pas totalement ceux qui les opposent. Seule la mort paraît les délivrer de ces injonctions.
il fallait pas chercher les raisons de toute cette haine, y en avait pas, tu dois penser que je délire, te demander mais qu’est-ce qu’elle raconte, c’est vrai, pour moi c’était naturel qu’il soit haineux, Makenzy, peut-être que j’ai tort, dis-moi un seul, un seul homme qui soit incapable de violer, mentir, cogner, partir, ne plus donner de nouvelles et tout ce qu’on peut imaginer, qui ne veut pas trouver la fille dans la femme, avoir la femme ou la fille idéale, c’est-à-dire celle qui ferme sa gueule, baisse la tête, croise les bras quand elle se fait admonester la plupart du temps injustement, acquiesce aveuglément à tout ce que lui dit monsieur qui jette volontiers ses frustrations sur les autres parce qu’incapable de s’affranchir de lui-même, de ses séismes intérieurs, fidèle à son ignorance, protégé par ses certitudes
enfin je suis libre, un cadavre ça n’a pas de père, n’est l’esclave de personne, libre de ces tas de barrières auxquelles j’avais pas le droit de m’opposer, libre de mes mouvements, d’exister, rien qu’en traversant cette ligne qui sépare ici et ailleurs, le jour et la nuit
Des mots-fleuves, une prose-bohème
Makenzy Orcel raconte surtout la vie d’« ici » au moyen d’un ensemble d’images récurrentes, hautement métaphoriques, pour sublimer l’existence d’êtres « minuscules » devant composer avec l’histoire de leur pays, de leur village, de leur corps. La mort possède, par exemple, l’odeur de l’oignon frit que l’écrivain infuse fréquemment en sa prose de manière à consigner son ubiquité « ici ». Ses emprunts à la poésie sont tout aussi réfléchis : en plus de la métaphore et la métaphore filée, Makenzy Orcel emploie une constellation de figures de style pour rendre vivante son énonciation. Il use volontiers la paronomase dont l’écho sonore renforce le motif sémantique : l’exemple « il pleuvait, je pleurais », rapprochant les verbes « pleuvoir » et « pleurer », met l’accent sur le chagrin éprouvé par la narratrice qui n’a pas connu l’ingénuité de l’enfance ; l’exemple « des jours qui s’écoulaient, s’écroulaient au même rythme », rapprochant les verbes pronominaux « s’écouler » et « s’écrouler », met en lumière la pesanteur du quotidien pour cette femme-enfant « sans l’affection [de] parents, sans jouets, sans amis ». Makenzy Orcel se sert également de l’hypallage pour connoter les actions de ses personnages : dans la séquence de propositions suivantes « [les loups] fêtaient leur victoire en baisant du champagne, en buvant des putains », le transfert des verbes « baiser » et « boire » traduit la grande extravagance des célébrations lupines devant « leur conquête certaine ».
Ces effets de langue – citons en outre la conciliation de certaines idées au moyen de parallélismes de construction – sont particulièrement effectifs dans le discours de cette femme-narratrice s’exprimant sans interruption tout le long de son récit. Makenzy Orcel, ayant en effet choisi pour mode narratif de ce roman le flux de conscience, conte les réminiscences de sa protagoniste de manière continue, nous donnant l’impression que cette dernière « pense » et « ressasse » sans avoir préalablement organisé son discours. Elle semble s’abandonner insciemment à ce qui lui vient à l’esprit sans hiérarchiser les thématiques qu’elle aborde, puisque proférant spontanément ses mots-fleuves à la manière dont fonctionne la pensée humaine, par association d’idées entre elles. Les seuls points de L’Ombre animale sont ainsi des points de suspension, la conscience ne s’interrompant jamais par défaut – tout s’y écoule.
C’est d’ailleurs, peut-être, les personnages apparaissant en L’Ombre animale qui en rythment les variations ; et ce n’est pas tant leur présence, leurs actions et inactions, qui donnent cette impression, mais plutôt leur nom-fonction. Makenzy Orcel utilise en son roman les noms de ses protagonistes comme vaisseaux d’identité : le nom trahit l’« histoire » de l’être qui le porte, trahit son évolution à venir (son destin inéluctable ?) au sein de leur communauté – comme c’est le cas pour l’Inconnue qui, malgré ses efforts pour mieux embrasser les mœurs d’« ici », reste « hors » de ce lieu, ou l’Inconnu qui, bien mieux estimé par autrui, doit en réalité dissimuler son essence véritable pour « exister » aux yeux des autres. La narratrice de L’Ombre animale nous apprend à cet égard qu’elle porte le prénom de sa mère, « Toi », qui était aussi celui de sa grand-mère, qui elle-même portait le nom de sa mère, et réciproquement les femmes de sa lignée depuis des générations : Makenzy Orcel, par cette volonté, connote de nouveau la banalité et la violence d’exister en tant que femme « ici », leur vie similaire puisque enfermée, réprimée, leur vie répétée puisque indissociable.
je t’avais prévenu, ça n’a absolument rien à voir avec une histoire, je ne ferai toujours que vomir, crier, pour ne pas m’étouffer, la parole des morts est une parole solitaire, car les vivants sont des vases vides, ils n’ont d’écoute que pour eux-mêmes, je crains que tout ce que j’ai fait depuis tout ce temps c’est de causer avec moi-même, jouir en grattant rageusement ma plaie, je suis une charogne, je m’appelle Toi, comme ma mère, comme ma grand-mère, comme la grand-mère de ma grand-mère, dans notre village les filles portent toutes le prénom de leur mère, et toi comment tu t’appelles, vas-tu me raconter quelque chose…
Une musique singulière
Makenzy Orcel offre en somme un troisième roman mémorable pour son hardiesse, son grand lyrisme et sa musique singulière. Scindé en deux parties, une première où il est question d’« ici » et ses folies, une seconde où l’on découvre « là-bas » et ses démons, L’Ombre animale se révèle être la topographie scrupuleuse d’une Haïti à deux vitesses, où la fracture sociale paraît insurpassable puisque entretenue par des êtres omnipotents tenant davantage à leur autorité qu’à la population locale. Par la voix d’une femme à la fois victime et témoin de violences sans pareilles, le romancier nous permet également l’appréhension d’une existence féminine bouleversée par maintes figures masculines impérieuses, bouleversée aussi par la trivialité de la mort en ces terres-tristesse. L’Ombre animale offre ainsi une critique décomplexée du patriarcat, de la corruption d’un système politique organisé et des discriminations liées au rang social.
Makenzy Orcel clôt du reste son énonciation par un poème intitulé Vers la lumière dont sont reproduits les vers ci-après. Il y dévoile subtilement un affranchissement certain, bien que seulement rendu possible par « le vide velouté de la mort ».
mots
je n’ai que vos grandes gueules
vos imprudences
vos refus
vos hystériques instantanés…
quel maintenant
ne scintille que par
le vide velouté de la mortle temps passe
avec ses loups
ses faux fous rires
ses camions chargés vers les villes
je suis sa puanteur
la puanteur qui n’a pas droit aux larmes
aux obsèques
et toutes ces choses dont les morts
se foutent pas malje ne suis pas morte
je vais à ma rencontre