Marcial Gala, écrivain, poète et architecte cubain partageant son temps entre Cienfuegos et Buenos Aires, s’applique dans l’entièreté de son œuvre littéraire à montrer les divisions demeurantes du peuple cubain, notamment une certaine fracture sociale accentuée par les sentiments dissemblables que suscitent la politique et l’histoire tumultueuses de l’île, et défendre les voix mésestimées en cette communauté, à savoir celles des enfants, des Noir·es, des personnes LGBTQIA+. Il compose ainsi une œuvre qui se veut à la fois poétique et critique, imaginative et engagée. Il adopte du reste cette même approche pour l’écriture d’Appelez-moi Cassandre, un roman traduit de l’espagnol par François-Michel Durazzo.
Marcial Gala y crée en effet un univers réaliste magique au moyen d’une écriture précise et mène ses lecteur·rices aux côtés d’un garçon qui aurait aimé être la fille de son père. Surtout, il se nourrit des mythes de L’Iliade, de celui de Cassandre en particulier, pour enrichir sa prose : on verra ci-après comment ces derniers lui permettent de traiter des notions d’identité – aussi d’identité de genre et d’identité sexuelle –, de conter l’épopée d’un être abusé par son entourage, puis connoter la guerre « cubano-angolaise » d’une empreinte mythologique.
Une femme née dans un corps d’homme
Dans la mythologie grecque, Cassandre est une prêtresse ilienne recevant, selon les récits d’Eschyle et Hyginus, la faculté de prédire l’avenir d’Apollon, dieu du tir à l’arc, de la lumière, des arts et de la divination. Selon Eschyle, elle convainc le dieu olympien de lui offrir ses pouvoirs lui promettant en contrepartie de lui accorder ses faveurs ; selon Hyginus, Apollon lui concède ce don alors qu’il lui fait la cour. Quoi qu’il en soit, une fois dotée de ses pouvoirs divins, Cassandre se refuse à Apollon qui lui décide de la punir : puisqu’il ne peut la démunir de ses prophéties, il la condamne à prédire l’avenir avec grande acuité mais à ne jamais être crue de quiconque. Cassandre va ainsi tenter d’empêcher son frère Pâris de se rendre à Sparte et se marier à Hélène, certaine que ces événements entraîneront la chute d’Ilios ; elle va aussi révéler la présence des guerriers achéens se cachant au sein du cheval de bois offert à sa communauté, en vain.
Raúl Iriarte, protagoniste principal du roman de Marcial Gala, découvre l’histoire de Cassandre âgé de quatre ans, encouragé par la déesse Athéna à lire L’Iliade. C’est en ce livre-bible qu’iel découvre son identité mythologique. Cette dernière lui conviendrait d’ailleurs davantage que son identité connue de tous·tes puisqu’iel le sait depuis toujours, « [iel] ne veut pas être Raúl » ; et par cette assertion catégorique, Marcial Gala instaure dès les premiers paragraphes d’Appelez-moi Cassandre une certaine tension narrative, puisqu’il peut paraître surprenant qu’un « garçon » de dix ans sache avec autant d’assurance qu’iel veuille porter le prénom d’une fille, qui plus est, d’une figure légendaire mésestimée par ses semblables.
Siento que no quiero ser ese Raúl, quiero ser Casandra, no Raúl. No quiero que en la escuela me llamen Sin Huesos, no quiero que mi madre me llame Rauli, quiero estar mucho tiempo mirando el mar hasta que el mar se gaste en mis ojos y no sea más que una línea blanca que hace llorar.[1]
Je ne veux pas être ce Raúl-là, je le sens, je veux être Cassandre, pas Raúl. Je ne veux pas qu’on m’appelle le Sans-Os à l’école, je ne veux pas que ma mère m’appelle Rauli, je veux passer beaucoup de temps à regarder la mer jusqu’à ce qu’elle s’épuise dans mes yeux et ne soit plus qu’une ligne blanche qui fait pleurer.
Tout au long de son énonciation, Marcial Gala se réfère de cette façon à Cassandre pour commenter l’inconsidération avec laquelle les personnes qui, par leur essence, leur existence, remettent en question les notions de binarité sexuelle et d’hétéronormativité sur l’île caribéenne – des personnes jugées « autres » – sont traitées. Raúl ne se sent pas « Raúl » depuis qu’iel a suffisamment de vocabulaire pour l’exprimer ; et sa famille proche, sa communauté, l’entière Cuba semble-t-il, refusent d’embrasser ce qu’iel est profondément. Raúl aime par exemple porter les vêtements de sa tante Nancy, des vêtements dans lesquels iel se sent enfin lui, ou plutôt « elle », Cassandre. Son apparence efféminée lui attire les foudres de son père, qui insiste sur le fait qu’à Cuba, on est « macho » depuis la naissance ; de son frère, qui le traite incessamment de maricón, de « pédé » ; de ses professeur·es, qui le trouvent « étrange » ; des soldats de sa délégation, lui affublant les sobriquets de « Marilyn Monroe » et « Olivia Newton-John ». Raúl a l’injonction d’exister « homme » pour son entourage intégriste, et l’image qu’iel renvoie aux autres est celle d’un être hors norme. Surtout, Raúl résiste aux étiquettes traditionnelles que l’on assigne en société. Sa féminité est perçue comme homosexualité par son entourage singulièrement homophobe, alors qu’iel s’identifie davantage comme une femme née dans un corps d’homme, n’éprouvant pas de désir sexuel.
Yo no sentía nada, nunca he sentido nada. No sé lo que es el deseo sexual. Yo soy Casandra y estoy aquí de paso, tuve ganas de decirle pero no le hice.
Je ne ressentais rien, je n’ai jamais rien ressenti. Je ne sais pas ce qu’est le désir sexuel. Je suis Cassandre et je suis ici de passage, j’ai eu envie de lui dire, mais je ne l’ai pas fait.
Ainsi Raúl, seulement âgé·e de dix ans, rêve déjà d’« ouvrir les bras, sauter et [s’écraser] sur le pavé » pour enfin être « heureux·se », tant la violence des propos tenus et des actes commis à son encontre est inouïe. Seule la littérature lui apporte quelque réconfort dans ses moments de solitude ; la mort lui paraît être sa meilleure option pour vivre en paix. Raúl sait pourtant la tragédie qui se joue et accepte pleinement son rôle. Car Raúl ne fait pas que se comparer à Cassandre, iel est Cassandre : on pourrait, bien sûr, faire le choix de considérer cette certitude qu’a l’enfant comme simple expression d’un traumatisme profond – Marcial Gala ne commente jamais ses assertions –, mais sa destinée est, à bien des égards, véritablement celle de la prêtresse ilienne. L’écrivain semble lui attribuer les pouvoirs de Cassandre employant les codes du réalisme magique, construisant sa trajectoire de vie en miroir de celle de cette dernière.
Une destinée épique
S’exprimant à la première personne du singulier, Raúl révèle en effet très vite son aisance à percevoir au-delà du « visible ». Iel « devine » des choses – une faculté qui, nous le verrons dans le point suivant, est particulièrement difficile à vivre dans le Cuba des années 1970-1980 où « nous sommes [tous·tes] marxistes-léninistes », todos somos marxistas-leninistas – et comprend que ses prophéties ne seront jamais crues de celles et ceux qu’iel côtoie. Iel anticipe de cette manière sa mort à venir, celle de son frère et d’autres êtres plus ou moins estimés. Les vérités et aspirations tues de celles et ceux qui l’entourent lui sont aussi accessibles, et de nombreuses figures du passé lui viennent en songe.
También adivino cosas. Zeus mío, sé que moriré a los diecinueve años, muy lejos de Cienfuegos, aquí en Angola, me va a matar el capitán para que no se sepa lo nuestro, lo veo en sus ojos, en su bigote, en la manera que tiene de mirarme.
Je devine aussi des choses. Ô mon Zeus, je sais que je mourrai à dix-neuf ans, très loin de Cienfuegos, ici en Angola ; le capitaine va me tuer pour que personne ne sache pour nous, je le vois à ses yeux, sa moustache, sa façon de me regarder.
Telle Cassandre, Raúl naît d’un Priam et une Hécube, respectivement José Raúl Iriarte Gómez et Mariela Fonseca Linares. José Raúl Iriarte Gómez se révèle être une figure toute-puissante à l’image de son homologue mythologique : il lègue à ses fils ses deux prénoms – le frère de Raúl, premier-né de la fratrie, est nommé José – ; et il croit en la prééminence du genre masculin et celle de la « beauté blanche » – d’où, peut-être aussi, l’envie de Raúl de rompre avec son prénom, héritage qu’iel ne souhaite pas honorer. Marcial Gala choisit en outre d’offrir une vue récurrente sur les mains du père, toujours sales, symbolisant son comportement adultérin : José Raúl rentre généralement de son boulot tard le soir et alcoolisé, avec ses mains graisseuses, huileuses, qui salissent les entours de la maison. Mariela, responsable du maintien d’un certain ordre dans le foyer, passe alors ses dimanches à récurer leur antre. Mais cette femme n’est pourtant pas sans faute et, souffrant du poids du deuil, astreint Raúl à jouer le rôle de sa sœur jumelle défunte. Comme Hécube, elle connaîtra la solitude ainsi que la mort de ses enfants. Marcial Gala compose d’ailleurs la trajectoire de vie de José, le frère de Raúl, à l’image de celle de Pâris, le frère de Cassandre. Devant le mépris de ses parents quant à sa petite-amie noire (ce, d’ailleurs, alors même que le grand-père de Mariela était un « mulâtre » se faisant passer pour blanc et que Mariela possède un teint dit « hâlé »), José décidera de s’enfuir. Sa fugue amoureuse, qui n’est pas sans rappeler celle de Pâris et Hélène, le conduira inéluctablement à sa perte.
Surtout, telle Cassandre, Raúl connaît une destinée marquée par la cruauté des autres à son égard. Durant son enfance, son adolescence, Raúl est inlassablement moqué·e pour l’identité qu’iel s’est choisie : iel n’a pas le droit d’être lui-même, elle-même ; pas le droit de penser pour lui-même, elle-même ; pas le droit à l’intimité, à la liberté, puisque toutes deux gouvernées par un État régissant aussi bien l’orientation sexuelle que le genre – les personnes homosexuelles, transsexuelles et hermaphrodites sont jetées en prison, à la patera, écrit Marcial Gala. Le Capitaine, que rencontre Raúl officiant dans la délégation de soldats envoyés par Cuba en Angola, est peut-être bien une réincarnation d’Ajax dit « le Petit » : il abuse singulièrement de son autorité et viole de manière répétée Raúl, négligeant le principe même du consentement, avant de la·le condamner à la mort.
Marcial Gala choisit de conter l’histoire de Raúl comme on déclame un chant lyrique : l’énonciation de son personnage principal, une énonciation volontairement non-linéaire, oscille entre ses moments d’apprentissage à Cuba et sa vie de soldat envoyé à sa mort en Angola. Chaque unité narrative du roman fait de sorte entrer en résonance un épisode passé de l’enfance de Raúl avec une réalité amère de son quotidien de soldadito, de petit soldat, si bien que Marcial Gala use parfois au sein d’un même paragraphe, d’une même phrase, des déictiques se rapportant à la fois à l’espace-temps de l’enfant et du, de la jeune adulte. Sa disparition annoncée, à venir, se révèle presque refrain de ce chant lyrique. Il semblerait surtout que Raúl ait entrepris le récit de sa destinée épique après sa mort pour répondre à la demande de Zeus, d’où la forte occurrence en ce texte de Zeus mío, « ô mon Zeus » dans l’édition française.
Eso me has pedido, Zeus, te has metido dentro del hueco donde yazgo, la tumba que cavé para que el capitán enterrara nuestro secreto, y en forma de una bienhechora brisa que ha refrescado mi frente muerta me has pedido que cuente lo que viví mientras era un soldadito de plomo al que llamaban Marilyn Monroe. “Cuéntalo”, me has dicho y yo te obedezco, Zeus mío, ¿cómo negarme?, hilvano mis recuerdos. Dejo que fluyan por mi cabeza que ya apenas es un poco de polvo en la tierra de África, ¿cuántos eones de tiempos han pasado?
C’est ce que tu m’as demandé, ô Zeus, tu es entré dans le trou où je gis, la tombe que j’ai creusée pour que le capitaine enterre notre secret et, sous la forme d’une brise bienveillante qui a rafraîchi mon front défunt, tu m’as demandé de raconter ce que j’ai vécu pendant que j’étais un petit soldat de plomb, qu’on appelait Marilyn Monroe. « Raconte-leur », m’as-tu dit et je t’obéis, ô mon Zeus, comment pourrais-je m’y refuser ? Je couds mes souvenirs. Je les laisse couler dans ma tête qui n’est plus qu’un peu de poussière en terre d’Afrique ; combien de milliards d’années se sont écoulées ?
Aussi, les références nombreuses aux déités de L’Iliade, par l’entrelacs des destinées de Raúl et Cassandre, confèrent à l’engagement de Cuba dans la guerre civile angolaise des années 1970-1980 son empreinte mythologique.
Une guerre mythologique
Marcial Gala traite en effet d’une réalité cubaine inédite en filigrane du conte de Raúl/Cassandre, notamment d’un ensemble de comportements dictés par le gouvernement de Fidel Castro à la population cubaine. C’est d’abord, comme susmentionné, dans la manière dont se présentent les membres de cette population que se note l’omnipotence de l’autorité castriste sur les pensées communes : « Nous sommes [tous·tes] marxistes-léninistes, des athées », déclare Mariela à Raúl quand iel tente de lui faire comprendre qu’iel voit des personnes mortes ; « Nous sommes [tous·tes] marxistes-léninistes », déclare Fermín, condisciple de Raúl en Angola, quand iel parle à ses interlocuteurs des déesses et dieux de L’Iliade. Ces deux pareilles assertions, pourtant énoncées par deux personnes différentes et séparées dans le temps de près d’une dizaine d’années, révèlent le mantra martelé à la population cubaine, mantra tellement ancré en leurs mœurs que personne ne paraît se qualifier autrement que par celui-ci.
C’est ainsi que Cuba, en tant que marxiste-léniniste, envoie au mois de novembre 1975 ses troupes en soutien au Mouvement populaire de libération de l’Angola, parti communiste qui s’oppose aux blocs politiques soutenus par l’Ouest. Marcial Gala assimile cette guerre civile angolaise, qui durera plusieurs décennies, à la légendaire guerre de Troie durant laquelle meurent de nombreux héros antiques. Les soldats cubains sont ici sommés de continuer les missions du Che et sont in fine condamnés à mourir loin des leurs, dans des circonstances souvent cruelles, pour des raisons étatiques liées au pouvoir. Ils sont d’ailleurs souvent très jeunes, motivés par un sentiment d’appartenance à leur patrie très fort ou contraints à accepter leur infortune de peur de représailles sociales. Leur affectation nouvelle, soi-disant « généreuse », n’est pas pour autant perçue d’un très bon œil par la population angolaise locale. Les femmes sont parfois violées par les soldats en mission. Et ces derniers, majoritairement blancs, se moquent ouvertement des Angolais, majoritairement noirs, auprès desquels ils combattent. Les Noir·es sont de toute façon ici considéré·es avec méfiance, parfois complètement déshumanisé·es, et ce, aussi sur l’île cubaine.
No les gustamos a los angolanos aunque digan que sí y sonrían y digan que Cuba y Angola son una sola nación y un solo pueblo y Fidel y Agostinho Neto levantan las manos unidas. Nos tienen odio, piensa el capitán.
Les Angolais ne nous aiment pas, même s’ils disent toujours oui, sourient et disent que Cuba et l’Angola sont une seule et même nation, un seul et même peuple, même si Fidel et Agostinho Neto lèvent leurs mains unies. Ils nous détestent, pense le capitaine.
Raúl, connaissant le sort qui lui est réservé dès son plus jeune âge, n’essaie pas d’échapper à sa destinée africaine. Iel se dit « guerrier de pacotille ici en Angola où il ne pleut jamais » et avance aux côtés d’hommes s’autoproclamant « héros » quand ces derniers ont des comportements abusifs. Son existence, dans son entièreté, est celle d’un être privé de libre-arbitre, d’un être préférant la noirceur de la nuit où il peut évoluer comme bon lui semble, d’un être tristement passif, condamné à vivre mésestimé par autrui. En ce sens, sa destinée est aussi celle de Cassandre, d’une femme mécomprise par ses semblables, condamnée à jamais au dénigrement de ses facultés et son essence, condamnée, finalement, par toute une société.
Une émotion indescriptible
Raúl se révèle être un personnage marquant, dont la triste épopée reste longtemps en mémoire. On ne peut oublier l’étendue de ses aspirations sensées, ses tentatives d’évasion nocturnes et sa résignation diurne à vivre le caractère scellé de son existence. La prose de Marcial Gala, répétitive, sonore, lyrique, nous conduit au plus près de l’âme de ce personnage, si bien que l’on embrasse pleinement son devenir et l’on pleure, aux côtés des Érinyes, sa disparition inéluctable.
En retravaillant les mythes de L’Iliade, Marcial Gala infuse en son roman une atmosphère particulière et suscite de nombreuses émotions en ses lecteur·rices. Il compose en somme une œuvre de grande littéralité qui ne manque pas d’honorer les œuvres classiques qui la précèdent, dont Guerre et Paix de Tolstoï, ainsi que les auteur·es de ces œuvres, notamment Reinaldo Arenas, à qui est dédié en partie ce roman, poète cubain dont le mémoire intitulé Avant la nuit conte la persécution des personnes appartenant à la communauté LGBTQIA+ sous le gouvernement castriste.
Notes
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Marcial Gala pour l’édition de Llámenme Casandra parue chez Alfaguara · ISBN : 9789870740841. La traduction française de ces citations est offerte par François-Michel Durazzo aux éditions Zulma.