Née et ayant grandi à Kingston en Jamaïque et installée à New York aux États-Unis dès sa dix-septième année, Nicole Dennis-Benn connaît intimement le bouleversement que peut créer une situation d’exil volontaire[1]. Elle s’inspire quelque peu de son expérience singulière pour nourrir la psyché de sa protagoniste principale en Patsy, un roman que l’on retrouve en français sous le titre Si le soleil se dérobe grâce à la traduction de Benoîte Dauvergne.
Ainsi l’héroïne éponyme de Patsy s’envole également pour New York mais ne bénéficie, en revanche, ni d’un permis de travail ni d’un statut légal de résidence permanente pour ce faire. Son départ n’est d’ailleurs pas sans conséquences pour les sien·nes et, à travers son parcours, Nicole Dennis-Benn nous propose de contempler les notions d’immigration illégale, de maternité, de sexualité et de libre-arbitre dans une société inclémente.
Un exil volontaire, une désillusion
L’énonciation de Si le soleil se dérobe démarre à Kingston en 1998 aux côtés de Patsy, vingt-huit ans, se préparant pour son rendez-vous à l’ambassade des États-Unis. La jeune femme choisit avec attention les vêtements qu’elle porte – ces derniers sont un cadeau de son amie Cicely déjà installée à New York – puis opte pour un départ de chez elle en douce, au lever du jour. Elle est toutefois saisie par une once de culpabilité car, à l’image de toute Jamaïcaine, elle désire vivre le « rêve américain » sans qu’elle n’ait jamais informé sa famille de son ambition. Patsy est d’ailleurs le pilier de son foyer composé également de sa mère Mama G, cinquantenaire, sans emploi, certaine de l’absolution de tout péché si l’on prie suffisamment son Dieu, et sa fille Tru, âgée de cinq ans – son seul salaire peine déjà à combler toutes les factures qui leur sont adressées.
The envelope contains all her papers—from birth certificate to vaccination records. But most importantly, it carries her dream, a dream every Jamaican of a certain social ranking shares: boarding an airplane to America. For the destination, and for the ability to fly.[2]
[L’enveloppe] contient tous ses papiers, de son acte de naissance à son carnet de vaccination. Mais surtout, elle renferme son rêve, le rêve que partagent tous les Jamaïcains d’un certain rang social : monter à bord d’un avion pour l’Amérique, tant ils sont séduits par la destination et la possibilité de voler.
Partir représenterait pour Patsy un moyen d’offrir davantage à sa fille, afin que cette dernière vive sur la colline, non plus dans les bas-quartiers. Partir lui permettrait également de retrouver Cicely, celle avec laquelle elle a toujours tout partagé bien que toutes deux ne vivant pas la même réalité – Cicely a l’« avantage », selon Patsy, d’évoluer en ce monde dotée d’une peau capable de « rosir » sous l’émotion. Partir lui donnerait surtout l’occasion d’exister pour elle seule, libérée du poids de sa mère et son injonction religieuse, de sa fille aussi, l’aimant d’un amour qu’elle ne pense pas mériter. Patsy n’a en effet aucune intention de rentrer en Jamaïque malgré son obtention d’une autorisation de seulement six mois à rester sur le sol états-unien (malgré donc l’expiration à venir de son visa) et malgré l’existence de sa fille qu’elle ne prévoit pas d’emmener avec elle. Tru est ainsi confiée à son père, Roy, et sa femme, Marva, tous·tes deux également parents de trois garçons.
Patsy arrive à New York chez son amie Cicely mais réalise bientôt la précarité de sa condition. Si elle a toujours souhaité vivre aux États-Unis, elle a néanmoins négligé la grande vulnérabilité de son statut d’immigrante illégale : Patsy ne peut prétendre à n’importe quel travail, puisque ne possédant pas de numéro d’assurance sociale ; elle ne peut reprendre l’école, ne peut louer un appartement par ses propres moyens, ne peut avoir recours à un médecin ou un hôpital. Elle comprend alors que son statut ne l’astreint qu’à des petits boulots non déclarés, à savoir des boulots qu’elle juge dégradants compte tenu de ses compétences scolaires et ses expériences professionnelles – Patsy a toujours été bonne en mathématiques et travaillait en tant que secrétaire fonctionnaire en Jamaïque.
Nicole Dennis-Benn nous confronte ainsi, par l’histoire de cette femme, à ce qu’est l’immigration illégale, à ce que peut représenter cet « exil volontaire » pour les êtres qui la choisissent. Beaucoup des Jamaïcain·es et Caribéen·nes que rencontre Patsy lors de son épopée états-unienne ont pareillement décidé de s’établir en ce pays, rêvant d’une vie meilleure que celle que leur offre leur île natale, mais se rendent compte, trop tard, de leur pouvoir d’achat amoindri, de leur moins bon rang social. Et alors, comment y remédier ? Certain·es tentent de se marier avec une personne possédant la nationalité états-unienne afin d’obtenir un statut légal ; d’autres choisissent d’envoyer quoi qu’il en soit toutes leurs économies aux leurs, leur cachant dans le même temps la fragilité de leur situation ; tous·tes se refusent de « rentrer » pour ne pas devenir la risée de leur entourage.
Arguant sur la nature mensongère du concept de « rêve américain », Nicole Dennis-Benn entretient, tout le long de son énonciation, une certaine légende locale que raconte inlassablement Ras Norbert, un « vieux rasta » dont les gens mésestiment l’intelligence. Selon ce dernier, Pennyfield, quartier fictif de Kingston où grandissent Patsy et Tru, tient son nom des bourgeois·es propriétaires installé·es en ces lieux avant les années 1970. Au moment de quitter la Jamaïque pour l’Angleterre, de peur de la communisation de l’île, comme cela a été le cas pour Cuba, ces propriétaires enterrent leurs pièces d’or sous leurs terres. Ras Norbert chante à de nombreuses reprises au cours de l’intrigue les paroles “Believe me! Believe me not!”, « Croyez-le ou pas ! », rappelant cette légende rurale, et à travers cette fable récurrente, la romancière insiste implicitement sur le trésor oublié que dissimulerait la Jamaïque.
Une fille, une femme, une mère
Nicole Dennis-Benn s’intéresse particulièrement en son roman aux notions de maternité et de féminité, et montre comment l’environnement social de ses protagonistes féminines, ainsi que leur éducation et leur culture, jouent un rôle important dans leur appréciation de ces deux concepts.
Au moment où Patsy annonce son départ à sa mère, Mama G parle des enfants comme de « miracles », chose dont Patsy n’est pas convaincue – notons ici que Nicole Dennis-Benn décrit avec minutie les scènes de confrontation de ses personnages, ne laissant rien, en ces cas-là, à l’imagination de ses lecteur·rices. On apprend bientôt que Patsy n’a en réalité jamais souhaité la naissance de sa fille, que si elle l’avait pu, elle aurait avorté. Mais au début des années 1990, en Jamaïque, les jeunes femmes comme elle, nous explique l’écrivaine, sont sommées de mener à terme leur grossesse pour de multiples raisons liées, entre autres, à la religion, la « bienséance », le qu’en-dira-t-on ; et aujourd’hui encore, l’avortement est illégal en Jamaïque, seulement pratiqué lorsqu’il s’agit de préserver la vie de la femme enceinte[3]. Le manque de libre arbitre de Patsy à ce sujet pèse particulièrement sur son appréhension de la maternité. Elle n’a de sorte jamais considéré l’attachement de Tru à son égard comme légitime : sa fille l’aime d’un amour inconditionnel quand elle se sent coupable vis-à-vis de son enfant. Elle n’est pas même sûre d’aimer Tru comme il se doit au moment où elle fait sa demande de visa pour les États-Unis. Tru représente finalement pour elle un poids, et son départ loin d’elle est ainsi une délivrance, malgré sa honte de mère.
Truth be told, she never loved her daughter like she’s supposed to, or like her daughter loves her. Tru’s love for her—an unconditional love that Patsy didn’t have to earn or deserve—seems unfair. Everything Patsy does and says to Tru is taken with wide-eyed acceptance. Sometimes Patsy finds herself wanting to crush the image of herself that she sees at the center of her daughter’s eyes.
En vérité, elle n’a jamais aimé sa fille autant qu’une mère est censée le faire, ni autant que sa fille ne l’aime. L’amour qu’éprouve Tru pour elle – un amour sans réserve, que Patsy n’a pas eu à gagner ni à mériter – paraît injuste. La fillette accepte tout ce que dit et fait sa mère avec une parfaite candeur. Parfois, Patsy se surprend à vouloir réduire à néant cette image d’elle qu’elle voit se refléter dans ses yeux.
À mesure que se nourrit l’intrigue de Si le soleil se dérobe, on peut davantage encore appréhender l’ambivalence des sentiments de Patsy envers Tru, une ambivalence cristallisée par la distance physique que cette jeune mère choisit d’instaurer entre elles deux. Nicole Dennis-Benn nous montre d’ailleurs le cheminement de ces deux protagonistes alternant la focalisation de son énonciation à la troisième personne du singulier. Et plus que de ne pas partir avec sa fille, Patsy se sent incapable de lui parler : elle tente une première et unique fois de lui téléphoner installée aux États-Unis, mais raccroche avant que Tru n’ait le temps de lui répondre. Ce n’est que des années plus tard, alors qu’elle est employée en tant que nourrice pour de riches Blanches états-uniennes, que Patsy s’autorise à développer des sentiments pour les enfants qui aiment inconditionnellement. Ce n’est que là qu’elle s’autorise à affronter son inqualifiable traumatisme, à savoir sa première grossesse écourtée survenue après un viol alors qu’elle était mineure, pour mieux démêler ses sentiments confus envers Tru. Elle commence ainsi à nourrir l’espoir de renouer avec sa fille. Hélas pendant ce temps-là, à savoir toute la durée de son enfance et son adolescence, Tru a grandi chérissant les mots de Patsy, certaine que si elle était « obéissante », sa maman lui reviendrait… en vain. Ce qui a provoqué en elle un séisme émotionnel.
Le rapport à la maternité de Patsy n’est pas le seul que Nicole Dennis-Benn nous permet de contempler en Si le soleil se dérobe. Elle évoque également celui de Mama G, qui déplore quelque peu la façon dont a évolué sa relation avec Patsy, mais apporte un certain équilibre émotionnel à Tru ; celui de Marva, mère des trois garçons de Roy, qui voudrait connaître le bonheur d’avoir un quatrième enfant, mais souffre de fausses-couches ; celui de Miss Mabley, mère de Cicely, qui choisit de combler les besoins de sa fille en acceptant les offrandes d’hommes payant pour posséder son corps quelques heures. Miss Mabley est du reste singulièrement stigmatisée par sa communauté pour son recours à la prostitution, mais Patsy juge son activité au moins financièrement émancipatrice. L’écrivaine note d’ailleurs à ce sujet que Miss Mabley prenait grand soin de Cicely en « femme d’affaires pragmatique […] [exploitant] son meilleur atout ». Chacune de ces mères semble de sorte lutter d’une façon qui lui est propre pour rendre possible ce à quoi elle aspire ou ce à quoi celles et ceux auxquel·les elle tient nécessitent.
Aussi, si la question de la maternité est centrale en Si le soleil se dérobe, l’écrivaine traite également de féminité et déterminisme de genre dans la société jamaïcaine. Il semble en effet exister ici des mécanismes et processus sociaux déterminant le comportement des femmes et des hommes sur l’île caribéenne, engendrant surtout une certaine injonction féminine. Dans une grande tradition patriarcale et religieuse, la femme doit être soumise aux besoins des hommes ; ainsi Marva paraît dévouée aux attentes de Roy, qui pourtant s’est rendu père de Tru alors qu’elle attendait Kenny. Dans une perspective particulièrement machiste, la femme doit aussi négliger son essence pour entrer dans le moule créé à son effigie ; ainsi Tru ne porte pas suffisamment de robes, possède une coupe de cheveux jugée trop masculine et est mésestimée par beaucoup en sa communauté pour son allure et apparence athlétiques. Surtout, l’idée même qu’une femme se refuse à devenir mère est inconcevable : « il est suspect qu’une femme de plus de vingt-cinq ans n’ait pas d’enfants ».
And while people would pardon convicts, drunks, and men who fuck goats, cows, dogs, and children, they are suspicious, almost terrified, of a woman without a family and no religion. Jesus is the only viable excuse a young woman can use to deny the penis.
Et s’ils sont prêts à excuser la conduite des criminels, des ivrognes et des hommes qui copulent avec des chèvres, des vaches, des chiens ou des enfants, les gens se méfient, presque avec terreur, d’une femme sans famille ni religion. Jésus est la seule excuse valable pour qu’une jeune femme refuse de laisser un pénis l’approcher.
Un regard sociétal, ou vivre « libre »
De cette même manière, Nicole Dennis-Benn décrit finalement en son roman toutes les entraves à une existence « libre » en Jamaïque, c’est-à-dire l’impossibilité d’évoluer sans le regard d’autrui sur son rang social, sa race, son orientation sexuelle, son identité réelle.
Une attention particulière est ainsi portée au rang social de tout être. Les membres de la classe dite ouvrière de Pennyfield sont positionnés en bas d’une colline sur laquelle ont été érigées les plus belles bâtisses de la contrée : les personnages de Si le soleil se dérobe contemplent parfois de chez eux ce « haut lieu » espérant se bâtir une existence qui leur permettrait de s’y installer. Leur réalité est pourtant à mille lieues de cet imaginaire, et ils doivent composer au quotidien avec la corruption, la violence armée, les agressions sexuelles, le colorisme.
Ce dernier point est d’ailleurs omniprésent en cette œuvre : Nicole Dennis-Benn analyse le préjudice racial subi par ses personnages, et on reconnaît ici l’influence de l’œuvre de Toni Morrison sur sa façon d’évoquer ce concept. Patsy, dès son enfance, adolescence, se compare au vécu de Cicely, qui possède un teint suffisamment clair pour passer pour blanche, pour que ses émotions se reflètent sur son visage. Dans une conversation entre les deux jeunes filles, il paraît très clair que Patsy mésestime sa beauté uniquement parce qu’elle est noire. Il semblerait que son manque d’estime pour elle-même soit un produit de la société qui l’entoure puisque dès son plus jeune âge, elle note la déférence accordée à son amie par leurs professeur·es, les membres de leur communauté. De façon similaire, il paraît très clair aux habitant·es de Pennyfield que les traitements de faveur ne sont jamais accordés aux Noir·es, que seul·es les Blanc·hes semblent bénéficier de la « clémence de Dieu » pour reprendre l’insinuation de Mama G ; c’est du reste la gent blanche qui vit sur les hautes collines de la ville, disposant des meilleures terres.
L’écrivaine critique également avec singularité l’homophobie jamaïcaine. C’est d’abord en montrant la banalité des agressions verbales et morales sur l’île caribéenne que s’exprime là-dessus Nicole Dennis-Benn, exposant subtilement les murs couverts d’insultes, l’imprégnation de cette violence dans la culture dominante insulaire que révèlent des expressions couramment employées telles que batty bwoy ou batty man. Tru, tentant de faire sens de sa sexualité en grandissant, doit aussi s’affranchir du regard des autres pour accepter la fluidité de son identité. Et Patsy, qui n’a jamais révélé au grand jour son orientation sexuelle quand elle vivait en Jamaïque, parvient finalement à embrasser qui elle est aux États-Unis, à vivre une relation qui soit enrichissante avec une autre femme.
Il semblerait du reste que Nicole Dennis-Benn ait choisi de révéler les blessures intimes de ses personnages principaux par leur expression littérale, à savoir la présence de cicatrices gravées en leur chair. Patsy possède une sorte de branche rouge rosâtre sur son ventre qu’elle doit à l’incision mal recousue des médecins qui l’ont soignée lors de sa première grossesse ; Roy a sur le dos de la main droite une « longue et vilaine cicatrice » issue d’une confrontation singulière durant laquelle il s’oppose à la haine et la violence ; Cicely, exposée aux éclats de verre d’un miroir brisé, porte la sienne sur son front, juste au-dessus du sourcil gauche, mais la dissimule au grand public ; Tru, à la différence des autres, s’offre un « sanctuaire » au moyen des siennes… Ces blessures, révélatrices d’une histoire émotionnelle les connectant les un·es aux autres, relatent à elles seules la profondeur de leur traumatisme, de leur amour et leurs aspirations, de leurs tentatives, aussi, d’évoluer libres en leur existence.
La vie à laquelle on aspire
Nicole Dennis-Benn offre en somme un roman dans lequel elle traite d’un fort désir d’émancipation : celui d’une femme-oiseau qui rêve de s’affranchir de toutes contraintes et exister hors de sa fille, hors de son entourage, hors de son milieu originel. L’écrivaine tente de ne pas juger ses choix et nous permet de découvrir son errance états-unienne où, malgré la complexité de sa situation, elle parvient à une certaine appréciation d’elle-même et une certaine liberté sexuelle. On contemple simultanément son enfant et ses proches composer avec son absence sur l’île jamaïcaine – une île ayant beaucoup à offrir mais souffrant des décisions étatiques à son égard – et se forger une vie qui corresponde davantage à leurs aspirations, tant bien que mal.
Nicole Dennis-Benn choisit afin de conter cette histoire singulière de donner la voix à une multitude de personnages dont on apprécie les mouvements de l’âme par leurs échanges en langue jamaïcaine[4]. Elle travaille sa prose jouant avec les expressions caribéennes classiques qu’elle juxtapose à un anglais aux accents davantage « scolaires », littéraires, s’amusant des ressemblances et disparités qui existent entre ses deux langues d’expression, soulignant ainsi la poésie linguistique de son île natale.
Notes
- ↑ TIME OUT. Get to know immigrants who are putting their stamps on NYC. 4 avril 2017. Consulté le 12 septembre 2022. URL : https://www.timeout.com/newyork/things-to-do/get-to-know-immigrants-who-are-putting-their-stamps-on-nyc
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Nicole Dennis-Benn pour l’édition de Patsy parue chez Liveright Publishing Corporation en 2019 · ISBN : 9781631495632. La traduction française de ces citations est offerte par Benoîte Dauvergne aux éditions de l’Aube en 2022.
- ↑ GOLDING (Paul). Abortion: A Jamaican perspective. 3 juillet 2022. Consulté le 15 septembre 2022. URL : https://www.jamaicaobserver.com/columns/abortion-a-jamaican-perspective/
- ↑ Notons à ce titre que le texte original de Nicole Dennis-Benn permet une meilleure appréciation de la morphologie et la syntaxe de la langue jamaïcaine.