Romancier, essayiste et dramaturge français né en 1953 à Fort-de-France en Martinique, Patrick Chamoiseau est l’auteur de nombreux textes dont on ne peut nier l’oralité. Il juxtapose volontiers la langue créole à la langue française et retranscrit de sorte des expressions classiques de l’oral créole dans ses écrits, proposant un métissage linguistique certain.
Dans Le Papillon et la Lumière, conte philosophique paru aux éditions Philippe Rey au mois d’octobre 2011, illustré à l’encre de Chine par l’artiste peintre et photographe grecque Ianna Andreadis, Patrick Chamoiseau décrit les aventures d’un jeune papillon de nuit attiré, comme ses semblables, par l’éclat des lumières créées par l’Homme. Cette allégorie lui permettant de réfléchir sur ce qu’est l’existence est suggérée au moyen d’un langage subtil et minutieusement travaillé.
Un discours générationnel
Patrick Chamoiseau propose au sein du Papillon et la Lumière un dialogue singulier entre un jeune papillon et un « Ancien ». Ces deux papillons de nuit[1] échangent sur l’expérimentation de la lumière par leurs contemporains, autres papillons de nuit. Chaque soir, ces insectes, « ensorcelés par les lumières artificielles » de la nuit (rayonnements de lampadaires, lueurs de phares, enseignes lumineuses, etc.), s’envolent et « s’écrasent contre les ampoules brûlantes ».
L’écrivain introduit son premier personnage principal, un « jeune papillon aux ailes fringantes », après avoir détaillé la ronde féerique des insectes volants qui se tient tous les soirs. Il s’agit, selon Patrick Chamoiseau, d’un être animal « fougueux mais pas fouben » – le terme créole fouben[2] désignant une personne téméraire qui prend des risques inutilement, inconsciente du danger. Ce jeune papillon est d’ailleurs considéré comme un lâche par ses camarades car il observe le jeu des envolées nocturnes sans jamais y prendre part de peur de s’y blesser. L’écrivain utilise ici le champ lexical de la guerre pour accentuer le caractère valeureux des papillons de nuit qui défient les réverbères, ces « héros de la nuit », ces « exemples de vie » pour lesquels une « aile délabrée » est un « emblème de courage ».
La nuit avance ainsi, dans l’hécatombe des héroïsmes et le hasard des survivances.
Un soir, le jeune papillon fait la rencontre fortuite d’un « papillon mélancolique ». Il délaisse alors ses « comparses » pour se poser auprès du papillon qualifié de « vieux pas vaillant, attristé, immobile et absent » par l’écrivain. Il y a ainsi une attirance inexplicable du jeune pour le vieux aux ailes magnifiques. Ce fougueux ouvre le dialogue de la manière la plus simple qu’il soit : il emploie la seconde personne du singulier pour s’adresser à l’inconnu, un tutoiement qui témoigne d’une certaine complicité immédiate. Dès lors démarre une série de conversations à caractère philosophique s’étalant sur plusieurs jours entre les deux papillons de nuit.
Ces discussions nourrissent l’énonciation. Il en résulte un véritable transfert de connaissances entre ces deux êtres, représentant la possibilité d’un dialogue enrichissant pour des personnes de générations différentes. Une pluralité de sujets sont évoqués au sein de ces échanges ; il y a surtout un questionnement sur ce que sont les notions de vérité, de vraie lumière et de connaissance. Le jeune papillon semble souvent déconcerté par les réponses du vieux papillon qualifié de « vénérable ». L’incompréhension première du jeune peut sans doute être assimilée à celle du lecteur que l’écrivain positionne en attente de réponse sur ce qu’est la meilleure « manière de vivre » entre celle de l’apeuré raisonnable et celle de l’aventureux inconscient. Mais ce jugement n’est pas l’objet de la réflexion. À mesure que l’intrigue se dévoile, la réplique du vieux papillon « Il n’y a rien de vrai ! » fait alors sens. Et une réelle amitié s’installe entre le magnifique et l’Ancien.
Le narrateur du Papillon et la Lumière annonce que ces deux personnages deviennent « inséparables ». Ces deux âmes s’adressent en effet l’une à l’autre avec des mots honorables, parfois même avec un vocabulaire lié à la famille tel que « mon fi » ou « papa ». Patrick Chamoiseau donne en outre une structure littéraire cyclique à son énonciation : le vieux s’éteint, le jeune devient un papillon de majesté et va « enseigner » à son tour ce qu’il a appris à un plus jeune papillon. Chaque être peut de ce fait se révéler élève puis maître, ou maître puis élève – l’écrivain montrant l’éventualité d’apprendre de l’autre génération, même la plus jeune. Le vieux déclare en fin de vie à son allocutaire les paroles suivantes.
« Merci de m’avoir illuminé de tes questions, sans toi, je ne savais pas ce que je faisais vraiment, ni où j’allais vraiment. Tes questions m’ont offert de l’inquiétude, de la mobilité… Grâce à toi, j’ai bougé, je me suis déplacé, j’ai cherché, j’ai trouvé du mouvement même là où il n’y avait ni chemin ni possible… Tu as été mon maître… »
Un drame existentiel
Patrick Chamoiseau offre une réflexion centrale sur l’art de vivre avec Le Papillon et la Lumière. Il construit son récit autour de la tentation du jeune quant à l’attraction des lueurs artificielles. Cette tension présente tout au long de la narration alimente l’imaginaire du lecteur : le « jeune fringant » va-t-il finalement s’élancer vers la lumière ? Ce suspense met avant tout en exergue le caractère mortel de tout être et l’incertitude liée aux conséquences d’un choix.
Le voyage initiatique du jeune papillon commence avec son questionnement sur la lumière. Il est conscient qu’une expérience fondamentale lui fait défaut mais n’arrive pas à se résoudre à s’élancer auprès de ses confrères. Le jeune papillon croit alors avoir trouvé un exemple à suivre en son interlocuteur singulier dont il admire les ailes majestueuses restées intactes. Mais contre toute attente, le vieux papillon, lui, ne considère pas ses ailes comme un accomplissement : il a dû faire un choix entre elles et la lumière. Selon lui, cette dernière est source de connaissance et l’« on ne vit pas avec des moyens […]. On vit avec des expériences et de hautes connaissances. » Il a donc vécu mais pas « connu ».
« Parce que choisir, c’est renoncer à tous les autres possibles. »
L’écrivain pose ainsi un regard sur la vie à travers les échanges de ses deux personnages. Cette lumière qui attise les papillons de nuit symbolise un savoir sans doute impossible à acquérir sans prendre de risques. Patrick Chamoiseau compose ici des chapitres courts dans lesquels il soulève souvent une question qui reste en suspens. Ce procédé d’écriture mène à une méditation certaine de la part du lecteur. Ces interrogations reflètent surtout le drame existentiel de tout Homme : n’est-ce pas la mortalité à venir qui donne de la valeur à l’expérience de la vie ?
Le vieux papillon apprend par ailleurs à son disciple à ne pas porter de jugement sur la façon dont ses comparses vivent. Peut-être que ces derniers se mettent en danger, mais qui peut réellement juger la valeur de la lumière qui les attire ? Qui peut dire que cette dernière est une « fausse connaissance » sans l’avoir lui-même expérimentée ? Qui pourrait décider de la vie d’autrui puisque chacun a sa propre quête de lumière ?
L’intrigue du Papillon et la Lumière s’emballe subséquemment au moment de la « grande audace ». L’Ancien pousse le jeune papillon à s’envoler, non pas vers les lumières nocturnes artificielles, mais vers « la plus totale, la plus envahissante, la plus brutale, la plus terrible et la plus absorbante des lumières », celle du soleil. Cette expérience en tandem dure l’entièreté d’une journée à l’issue de laquelle la conversation des deux êtres reprend.
— Un papillon de nuit doit donc tenter de vivre le jour ? demande l’admirable à son vieux maître de papillon.
— Un papillon de nuit doit vivre, c’est tout.
Patrick Chamoiseau anime en définitive un discours philosophique sur le sens de l’existence avec un certain humour. L’innocence du jeune papillon s’oppose ici à la maturité de l’Aîné. Chaque fois que le candide croit avoir trouvé la solution ultime, le vieux le déstabilise et il doit réorienter ses réflexions. Il apparaît finalement que seuls le silence, la contemplation et la « haute attention » mènent au savoir, à la beauté. Les êtres contemporains peuvent servir de sources d’inspiration mais la véritable connaissance réside en chacun. Elle est accessible que si l’on s’ouvre à l’univers de tous les possibles, l’incertitude faisant partie inhérente de la vie.
Un animal de métamorphose
Patrick Chamoiseau utilise à dessein l’animal de métamorphose qu’est le papillon au sein de son texte. Il s’agit d’un insecte fortement connoté en littérature en raison de sa « naissance » qui nécessite plusieurs stades préalables, sa définition grecque qui inspire de nombreux écrivains, et sa beauté qui est source de poésie.
Le papillon est la forme imaginale du lépidoptère, c’est-à-dire la forme adulte d’un insecte passant de l’état de larve à celui de nymphe avant d’atteindre sa métamorphose complète. Il symbolise ainsi la transition, particulièrement le passage de l’ingénuité à la maturité avec l’idée d’une substance corporelle à son état dernier. Le Papillon et la Lumière embrasse, de manière métaphorique, de nombreuses observations sur les « transitions » de l’être humain, qui comme le papillon, connaît plusieurs étapes dans sa vie, à la fois en ce qui concerne l’évolution de son corps de nourrisson à l’état adulte que son évolution psychique. Ainsi l’écrivain s’exprime notamment sur la vieillesse. Elle serait le « lieu de l’ultime connaissance », celle qui « permet de donner du sens à ce que l’on a réussi, mais aussi et surtout à tout ce que l’on a raté, tout ce que l’on a jusqu’alors été incapable d’oser, de tenter ou bien d’imaginer ».
Dans la langue grecque, le mot psyché a deux significations différentes : « papillon » et « âme ». De toutes époques, ce double sens a insufflé aux hommes de lettres une pluralité de textes reflétant le grand potentiel de l’âme. Le papillon n’est d’abord qu’une chenille – un animal de terre banal –, puis devient une chrysalide avant de se transformer en une créature de pleine magnificence. Il en irait ainsi de l’âme : en premier lieu, elle serait ignorante, puis peu à peu elle gagnerait en assurance, nourrie de ses expériences, avant de sortir de son cocon et accéder à un lieu essentiel de connaissances. Patrick Chamoiseau illustre ce cheminement avec le voyage initiatique de son personnage. En fin de roman, le jeune papillon n’est plus celui qu’il était. Son caractère – son âme – a évolué. Il est réfléchi, patient, capable d’écouter et apprendre de ses observations.
Le papillon est aussi un animal estimé pour sa grande beauté et sa grâce. Il peut être intéressant de noter que ces qualités n’ont pas échappé à l’écrivain qui décrit les « ailes majestueuses » du vieux papillon pour insister sur le dilemme du plus jeune quant à l’existence qu’il doit mener. Ce dernier, une fois expérimenté, comprend que son ami « a réussi à faire de sa vie une beauté » en s’« [efforçant] de devenir une lumière », la beauté n’étant pas juste un attribut physique au sein de ce texte. Le caractère esthétique attrayant des papillons est toutefois souligné par les dessins à l’encre de Chine d’Ianna Andreadis qui confèrent à l’œuvre une certaine délicatesse.
La beauté ne demande pas qu’on l’apprenne, qu’on la récite ou qu’on l’applique. Elle bouleverse, éveille, réveille. Elle inspire.
Ainsi le choix du papillon semble en parfaite adéquation avec le message délivré par l’écrivain. Cet animal incarne à la fois la transition, la liberté et l’âme dans sa plus simple représentation. Il apporte en outre une touche de poésie au texte qui n’aurait pas eu la même portée symbolique s’il avait été question de personnages humains.
Une oralité par le langage
Le Papillon et la Lumière est un texte dans lequel les codes traditionnels du conte sont présents. Cette spécificité apporte une dimension orale à l’œuvre. Patrick Chamoiseau utilise par ailleurs le créole pour ajouter encore au dynamisme de son récit : le langage donne ainsi du rythme à l’intrigue.
Le narrateur du Papillon et la Lumière est le premier marqueur du caractère oral de l’œuvre. L’écrivain utilise ici la troisième personne omnisciente pour son énonciation. Ainsi le narrateur connaît tout des sentiments des protagonistes et leur passé, comme le démontre cette phrase : « Le jeune qui, depuis sa chrysalide, n’avait jamais vécu de nuits aussi riches en intensités justes, sort de là épuisé. »
À de nombreuses reprises, il est aussi possible « d’entendre » la voix du narrateur. C’est le cas par exemple au moment où est présenté le jeune papillon : « Cette nuit (qui ne sera pas comme les autres puisque je vais vous l’inventer) » ; et lorsque est décrite l’attirance inexplicable de ce dernier pour son aîné : « c’est le premier mystère de cette drôle d’histoire ». Patrick Chamoiseau exacerbe cet effet en introduisant l’onomatopée « Flap » qui a pour but de retranscrire un son.
L’œuvre contient en son sein d’autres éléments caractéristiques du conte. Le conte est en effet un court récit d’aventures imaginaires où l’écrivain a recours au merveilleux. Patrick Chamoiseau opte ici pour des animaux en tant que personnages principaux et utilise la figure de style de la personnification pour leur donner la parole, à l’image d’un fabuliste qui cherche à énoncer une morale intelligible par l’exemple. Son texte apporte de ce fait une réflexion à la fois ludique et didactique à l’aide de dialogues qui construisent l’intrigue.
L’idée du conte est soutenue de manière sous-jacente par l’inclusion protéiforme de la langue créole. D’une part, l’écrivain utilise des expressions créoles qu’il ancre dans la langue française donnant à lire des tournures de phrase inédites au caractère chantant telles que : « Ceux qui survivent au contact de l’ampoule et qui s’en reviennent avec les ailes roussies, se moquent de lui et le mettent à la fête. », « Elle finit par s’éteindre, ce qui avive tout un balan de nuit […]. », « Le jeune se sent un frémi dans les ailes. »
D’autre part, certaines locutions sont énoncées véritablement en créole, avec une mise en forme disparate, où parfois le texte est en italique et d’autres fois non. C’est ainsi le cas dans la phrase qui suit : « Partout, règne ce jeu welto créole du vu très brusque et du pas-vu soudain, ou wèy, ou té wèy, ou pa wèy… » Ici, les italiques traduisent une énonciation vivante, presque parlée.
Le langage a ainsi une forte incidence sur la compréhension du texte. L’écrivain fait appel à certains aspects de la langue créole pour connoter différemment ses propos ; il utilise ainsi la figure de style du périgrinisme au sein de son texte.
Un conte « concret »
Le Papillon et la Lumière est une œuvre singulière dans laquelle Patrick Chamoiseau expose un intéressant dialogue entre un jeune et un aîné. L’utilisation d’un animal littéraire représentant l’âme accentue le symbolisme de son texte. L’écrivain se sert en outre du créole pour instaurer une oralité particulièrement résonnante dans cette fable poétique sur le mystère de la vie.
Le cadre spatio-temporel de ce court roman n’est pas clairement défini. Néanmoins, tout porte à penser qu’il s’agit d’un lieu aux températures chaudes puisqu’il est question de « champs de cannes » – la culture de la canne à sucre nécessitant un fort ensoleillement. On y retrouve des plantes typiques de la flore caribéenne telles que l’« immense fromager » et le « grand flamboyant », auxquels on peut sans doute ajouter les « fleurs qui languissent vers la lune ». Le cadre de l’intrigue est urbain et la « ville de jour » est dissociée de la « ville de nuit ». Les descriptions de l’écrivain sont succinctes laissant une grande place à la conversation des deux protagonistes.
Patrick Chamoiseau invite son lecteur à considérer cet espace comme étant vraisemblable malgré la parole donnée à ses personnages du monde animal, mentionnant par exemple l’enseigne lumineuse d’un McDonald’s ou les nouveaux lampadaires de l’arc d’une rocade, pour ancrer son récit dans le réel. Ainsi la réflexion des deux papillons devient une véritable leçon de vie pour tout être humain.
Notes
- ↑ Les « papillons de nuit » sont des papillons actifs uniquement entre le crépuscule et l’aube, aussi appelés des « hétérocères ». Cette espèce de papillons est communément présente sur les îles caribéennes. À noter que le comportement des hétérocères est similaire à celui décrit par l’écrivain dans son œuvre. Ils se manifestent par essaims durant la nuit et font des rondes incessantes auprès des lumières « humaines » avant de tomber au sol touchés par la chaleur trop forte.
- ↑ Selon l’alphabet phonétique international destiné à la langue française (International Phonetic Alphabet, IPA), fouben se prononce /fubɛ̃/.
Merci pour cette découverte et cette belle analyse , comme à l’accoutumée .
Je vais vraiment l’acheter , une fois que tout reviendra à la normale. (Ce qu’on vit actuellement à l’air invraisemblable mais c’est bien réel).
Ce récit ressemblerait à ce qu’on appelle le réalisme magique . Cette littérature propre à la narrative de nombreux auteurs latino-américains que j’affectionne.
La Caraibe fait partie aussi de l’Amérique Latine et cette originalité devrait continuer à être exploiter chez les écrivains antillais.
Merci pour ce commentaire Anouck. Comme toujours, c’est un vrai plaisir de te lire. La situation actuelle est en effet inédite…
Si tu as l’occasion de découvrir ce texte, je te le recommande vivement. Il est très court et pourtant riche en enseignements. L’univers créé par Patrick Chamoiseau ici est remarquable. Je n’avais pas fait le rapprochement avec le réalisme magique, mais tu as tout à fait raison, la conversation des deux papillons est vraisemblable, bien que ce soient des animaux, et le caractère urbain du décor rapproche de la « réalité ». Merci pour cette remarque.