Toni Morrison s’interroge en son deuxième roman intitulé Sula sur le devenir possible de toute femme noire qui évoluerait en marge des attentes implicites et/ou explicites de la société à son égard et sur les conséquences de son individualisme dans une communauté pourtant tout aussi individualiste. La romancière nous propose en effet de contempler ici l’existence d’une femme libre, insoumise aux injonctions des autres ; une « hors-la-loi » mécomprise, considérée en paria pour ses agissements dits masculins ; une Africaine Américaine rebelle, désireuse d’exister faisant abstraction des règles qui lui sont dictées en raison de sa race et son genre ; une amante éhontée, qui se choisirait elle en toute situation, en dépit aussi d’une amitié féminine qui lui est chère. Pour ce faire, elle s’applique à décrire minutieusement le lieu où grandit sa protagoniste ainsi que les conditions de vie de ses proches et son voisinage – des êtres volontairement ostracisés par la société blanche états-unienne. Elle positionne aussi son héroïne aux côtés d’autres femmes volontaires, manifestes d’une lutte féminine quotidienne à la faveur d’une émancipation qui soit à la fois sociale, économique et sexuelle.
Une place au fond du paradis
La scène première de Sula se déroule sur une place dévastée « où on a arraché les mûriers et les vignes sauvages » et où sont rasées « les maisons décrépites ». Là, sur les collines, au-dessus de la ville fictive de Medallion dans l’Ohio aux États-Unis, se tenait jadis un quartier – aujourd’hui soumis à un phénomène de gentrification – où vivait l’ensemble de la communauté noire de la ville. C’était un lieu surnommé the Bottom, « le Fond », malgré son élévation. Tout commence d’ailleurs par ce que l’écrivaine appelle a nigger joke, une « blague de nègres », quand un agriculteur blanc manque de foi envers celui qui était son esclave, noir, puisqu’il lui devait, en plus de sa liberté, une terre qui soit « riche et fertile », mais ne lui donne finalement que ce morceau de terrain peu propice aux récoltes, en hauteur, le faisant passer pour the bottom of heaven, le « fond du paradis », la « meilleure terre qui soit ». Il se trouve néanmoins que le quartier a pris du cachet au fil du temps, que ses rues et ses arbres en font son charme et que l’heure est ainsi à l’embourgeoisement. Et alors que le « Bottom » s’apprête à disparaître, Toni Morrison instaure une certaine tension narrative en nous introduisant à sa communauté ainsi qu’à deux de ses personnages emblématiques, évoluant à l’écart du « groupe », révélateurs des difficultés d’une vie noire en ces lieux. Shadrack et Sula.
After the town grew and the farm land turned into a village and the village into a town and the streets of Medallion were hot and dusty with progress, those heavy trees that sheltered the shacks up in the Bottom were wonderful to see. And the hunters who went there sometimes wondered in private if maybe the white farmer was right after all. Maybe it was the bottom of heaven.
The black people would have disagreed, but they had no time to think about it. They were mightily preoccupied with earthly things—and each other, wondering even as early as 1920 what Shadrack was all about, what that little girl Sula who grew into a woman in their town was all about, and what they themselves were all about, tucked up there in the Bottom.[1]
Après que la ville eut grandi, que les champs eurent fait place au village et le village à la ville, que le progrès eut rendu les rues de Medallion chaudes et poussiéreuses, les arbres massifs qui abritaient les cahutes du Fond étaient une bénédiction pour les yeux. Et les chasseurs qui s’y aventuraient se demandaient parfois si le paysan blanc, après tout, ne s’était pas trompé. Peut-être était-ce bien le fond du paradis.
Les Noirs n’auraient pas été d’accord, mais ils n’avaient pas le temps d’y penser. Ils se préoccupaient énormément du terre à terre – ou des uns des autres, se demandant même dès 1920 quel sens avait la vie de Shadrack, ou celle de la petite Sula qui serait bientôt femme, ou quel sens ils avaient eux-mêmes, relégués là-haut dans le Fond.
Dans les années 1920, au moment où la ségrégation raciale dicte toute interaction sociale, les habitant·e·s du Bottom parviennent difficilement à subsister puisque rien ne pousse sur leurs terres et les opportunités professionnelles y sont rares. Les membres de cette communauté semblent contempler à distance le progrès urbain s’emparer de Medallion quand eux se retrouvent plongés dans une certaine inertie. Ils ne peuvent croire qu’en Dieu, qu’aux forces du bien et du mal, puisque la science ne leur a jamais rien apporté. Pour eux, tout désir individuel est perçu comme un péché, source de malheurs à venir. C’est néanmoins ici, au Bottom, que Shadrack, usé par la Première Guerre mondiale, s’installe. Il participe à ce conflit armé âgé d’une vingtaine d’années et en revient profondément meurtri. Meurtri et blessé ; ses mains semblent symboliser à elles seules l’énormité de son fardeau, de son stress post-traumatique. Toni Morrison les décrit telle une chose pouvant se mouvoir et grossir à la vue de son propriétaire, qui lui va tout faire pour ne plus les contempler. Shadrack est aussi l’initiateur d’une bien curieuse célébration appelée National Suicide Day, la Journée nationale du Suicide. À son retour du front, l’homme se sent envahi d’une telle détresse qu’il s’imagine que, peut-être, une journée dont la fréquence serait annuelle lui permettrait d’expier son châtiment pour les douze mois à venir. Ce serait une journée durant laquelle il ferait « place à la peur » du caractère imprévisible de la mort afin de pouvoir la « contrôler ». Cette commémoration singulière se tenant chaque 3 janvier est bientôt ancrée dans les coutumes du Bottom ; toutes et tous s’y réfèrent comme s’il s’agissait véritablement d’une fête civile nationale. Shadrack est cependant perçu comme un être quelque peu dérangé qui « aurait pu » devenir quelqu’un de bien, d’une grande beauté, d’un grand avenir, si la guerre ne l’avait pas anéanti. Shadrack, à qui Toni Morrison attribue à une lettre près le nom biblique d’un Hébreu ayant refusé de s’incliner devant une statue d’or à la demande expresse du roi Nebuchadnezzar de Babylone, demeure seul en son antre, maudissant ouvertement aussi bien les enfants que les Blanc·he·s, agissant en toute impudeur et obscénité, participant malgré tout à la vie du quartier en vendant du poisson et faisant des courses pour les petit·e·s commerçant·e·s.
Opposées à Shadrack se trouvent deux fillettes nommées Nel Wright et Sula Peace. Nel grandit aux côtés d’une mère sévère quelque peu manipulatrice, ayant la rigueur pour obsession. Son père, marin quoique voguant sur les Grands Lacs, n’est que rarement présent. Sula est élevée par sa mère Hannah au sein de la maison familiale et vit donc aussi auprès de sa grand-mère Eva. Son père meurt quand elle n’est âgée que de trois ans. Nel et Sula souffrent ainsi chacune d’une profonde solitude : Nel dans la rectitude de chez elle, Sula dans son désordre. Toutes deux sont dites nées de « mères distantes » et de « pères incompréhensibles » car absents. Aussi, Sula apporte à Nel une vision des familles que la petite n’a jamais expérimentée jusqu’alors, où la maison n’est pas astiquée dans ses moindres recoins, où les gens peuvent débarquer à toute heure dans l’antre principal, où la tendresse prend des formes insoupçonnées, comme quand Eva leur offre des cacahuètes. Et Sula trouve en son amie un comportement cohérent et ferme, contrastant avec sa propre imprévisibilité. Ayant compris dès leur plus jeune âge que, « ni blanches, ni hommes », leur vie ne serait pas glorieuse, Nel et Sula espèrent ensemble créer « autre chose ».
So when they met, first in those chocolate halls and next through the ropes of the swing, they felt the ease and comfort of old friends. Because each had discovered years before that they were neither white nor male, and that all freedom and triumph was forbidden to them, they had set about creating something else to be.
Aussi, quand elles se rencontrèrent, d’abord dans les couloirs chocolat et ensuite entre les cordes de la balançoire, ce fut avec l’aisance et l’agrément d’amies de longue date. Comme chacune avait compris depuis longtemps qu’elle n’était ni blanche ni mâle, que toute liberté et tout triomphe leur étaient interdits, elles avaient entrepris de créer autre chose qu’elles puissent devenir.
Au cours de l’été 1922, les petites s’amusent dans une forêt à fendiller et dénuder des brindilles d’herbe. De manière révérencieuse, elles s’appliquent à défricher un espace vert, puis Nel décide d’y creuser un trou dans lequel toutes deux jettent bientôt tout ce qui est à leur portée. Alors qu’elles s’adonnent à ce nouveau « jeu », Chicken Little (« Petit Poussin » dans la traduction de Pierre Alien), un jeune garçon de leur communauté, s’aventure à leurs côtés. Sula lui propose de monter sur un arbre pour avoir une vue inédite sur la rivière, puis s’amuse à le faire tournoyer à bout de bras. Une chose en entraînant une autre, Chicken Little tombe dans l’eau de cette rivière pour ne plus jamais remonter à la surface. Le temps que les deux fillettes comprennent ce qui se joue, il est trop tard. Et la silhouette de Shadrack semble paraître au loin – Toni Morrison nous présentant Shadrack comme un personnage largement incompris malgré sa capacité à percevoir avec acuité ce qui trouble autrui. L’événement marque la fin de l’enfance des deux jeunes filles et lie définitivement Sula à Shadrack. Nel se marie cinq années plus tard à Jude Greene (dont le nom est sans doute une référence au Judas de la Bible) ; et Sula quitte le Bottom pour les dix années à venir. Nel et elle ne se retrouveront qu’en 1937, reprenant leur amitié comme au premier jour, avant de constater l’emprise du temps sur leurs aspirations, désormais différentes à bien des égards.
Une quête de liberté féminine
Car Sula ne donne point de limite à ses désirs. Quand cette femme, désormais adulte, revient s’installer au Bottom, son arrivée semble s’accompagner d’une pluie de rouges-gorges tombant du ciel, un phénomène naturel perçu par la communauté du quartier comme annonciateur de malheurs. Et en effet, Sula, à qui pourtant Toni Morrison donne le patronyme « Peace » (signifiant « paix » en français), sème bientôt le trouble dans la soi-disant paisible existence de ce quartier. Elle choisit d’abord d’obtenir la garde légale d’Eva, de disposer ainsi comme elle le souhaite du « patrimoine familial » et de placer sa grand-mère en maison de retraite – un outrage pour les familles noires du Bottom puisque personne ne met jamais les ancien·ne·s dans ce type d’établissements. Elle mène aussi une vie sexuelle qu’autrui juge débridée : elle couche avec tous les hommes du quartier, indépendamment de leur statut marital. Là où sa mère Hannah complimentait en quelque sorte ces derniers et leurs femmes, Sula ne pense elle qu’à son propre plaisir, à savoir retrouver « la souffrance et la possibilité de ressentir une immense tristesse » et « s'[accueillir], se [rejoindre] dans une harmonie insurpassable ». Elle sera définitivement mise au ban quand elle prend pour amant Jude, en dépit de son amitié avec Nel. Personne ne peut admettre son comportement. Elle incarne aux yeux de toutes et tous le mal, the evil.
Pourtant Sula n’est pas la seule femme du Bottom aspirant ou ayant aspiré à une certaine liberté. Toni Morrison crée à ses côtés des protagonistes féminines d’une grande complexité, ayant chacune eu à cœur de s’affranchir du carcan qui lui était réservé. Helene Wright, la mère de Nel, n’a ainsi pas toujours vécu au Bottom. Née Helene Sabat, elle est la fille de ce que l’écrivaine appelle a Creole whore, une « putain créole ». Helene est élevée par sa grand-mère Cecile à Sundown House, à la Nouvelle-Orléans, et nourrit, en grandissant, l’envie de quitter ce lieu sans avenir pour elle, d’en partir « aussi loin que possible ». Quand Cecile reçoit un de ses neveux habitant Medallion, la visite se transforme rapidement en échappatoire pour Helene qui, aidée de sa grand-mère, parviendra à obtenir de Wiley une demande de mariage. Wiley épouse donc Helene, et Helene devient, à force de dur labeur, une femme « imposante » à Medallion.
Eva Peace, la grand-mère de Sula, a été mariée à BoyBoy et a eu trois enfants, les dénommé·e·s Hannah, Pearl et Plum. Laissée à la misère par son époux après cinq années de mariage insatisfaisant durant lesquelles il ne s’empêchait de toutes façons pas de la tromper, Eva tente tant bien que mal de subsister en quémandant quelque peu de l’aide aux entours de chez elle. Elle décide finalement, réduite à moins que rien, de renoncer à ses enfants qu’elle confie à une voisine et, au bout de dix-huit mois, est de retour en ville avec une jambe en moins mais désormais capable de récupérer Hannah, Pearl et Plum et les nourrir, de se payer une nouvelle maison et louer celle dans laquelle elle vivait avec son mari avant qu’il ne la quitte. Les gens du Bottom spéculent sur le fait qu’elle se soit jetée sous un train pour toucher une prime d’assurance. Quoi qu’il en soit précisément – Toni Morrison ne nous raconte que cette rumeur, sans la confirmer ni la démentir –, Eva semble s’être physiquement sacrifiée pour vivre libre de ses mouvements.
Hannah Peace, la mère de Sula, retourne vivre chez sa mère après la mort de Rekus, son mari, mais refuse toutefois de « vivre sans l’attention des hommes ». Elle couche alors avec ceux de la communauté, souvent mariés – d’où l’appréhension des Wright à son égard. Ces rapports sexuels répétés insufflent en Sula, encore enfant, que sex was pleasant and frequent, but otherwise unremarquable, « le sexe était quelque chose d’agréable et de fréquent, mais sans rien d’extraordinaire ». Hannah veille du reste scrupuleusement à ne pas dormir avec ces daylight lovers, ces « amants du jour », car pour elle, être auprès d’un homme pour dormir implique une intimité plus forte que celle qu’elle est prête à leur offrir.
Ainsi, si Helene Wright, Eva Peace et Hannah Peace – trois femmes ayant par ailleurs une vision qui lui soit propre sur la maternité[2] – ont opté pour une liberté qui soit respectivement sociale, économique et sexuelle, Sula, elle, refuse tout compromis ; sa liberté est totale. Elle est d’ailleurs déçue de constater que son amie n’est pas « comme elle », mais plutôt à l’image de ses opposant·e·s du Bottom : Nel a accepté de s’accommoder à sa vie d’épouse en s’oubliant elle-même. Nel, qui enfant s’est juré de ne jamais attiser le regard assassin de Noir·e·s comme sa mère a pu le faire en se pliant devant les « désirs blancs », est devenue « sans voix », is the muted one, a oublié son « moi », her me-ness. Dans une ultime confrontation entre les deux amies, Sula remet en cause le jugement des autres à son égard, un jugement déterminé, selon elle, par sa race et son genre : pourquoi une femme noire ne serait-elle pas en mesure de « tout avoir » ?
“You can’t have it all, Sula.” […]
“Why? I can do it all, why can’t I have it all?”
“You can’t do it all. You a woman and a colored woman at that. You can’t act like a man. You can’t be walking around all independent-like, doing whatever you like, taking what you want, leaving what you don’t.”
“You repeating yourself.”
“How repeating myself?”
“You say I’m a woman and colored. Ain’t that the same as being a man?”
« On ne peut pas tout avoir, Sula. » […]
« Pourquoi ? Je peux tout faire, pourquoi je ne pourrais pas tout avoir ? »
« Tu ne peux pas tout faire. T’es une femme et une femme de couleur en plus. Tu ne peux pas faire comme un homme. Tu ne peux pas te promener partout avec l’air indépendant, en faisant ce que tu aimes, en prenant ce qui te plaît et en laissant le reste. »
« Tu te répètes. »
« Comment ça je me répète ? »
« Tu dis que je suis une femme et de couleur. C’est pas pareil que d’être un homme ? »
Par cette même conversation cruciale, Toni Morrison nous interroge sur les notions de bien et mal susmentionnées. La rancœur qu’inspire Sula à la communauté noire des hauts de Medallion est peut-être en définitive de même nature que celle réservée à l’Italo-Américaine Serafina Delle Rose dans The Rose Tattoo de Tennessee Williams[3], pièce de théâtre dont Toni Morrison offre un extrait en épigraphe de son roman. Serafina Delle Rose se retire du monde après la mort de son mari Rosario et attend de sa fille Rosa un pareil dévouement. Mais selon leur entourage, Rosario aurait trompé sa femme avant son décès, ce qui rend l’engagement de Serafina incompréhensible. Il est alors dit de cette femme qu’elle a trop de fierté pour elle-même, too much glory, que personne ne devrait en avoir tant – They don’t want glory like that in nobody’s heart. Sula disposerait pareillement d’une trop vive indépendance pour celles et ceux qui évoluent à ses côtés ; sa liberté est individuelle et donc égoïste, condamnable ; elle poursuit une vie interdite aux « bonnes gens ». Son « dévouement », au même titre que celui de Serafina, l’exclut de la communauté. Elle est méprisée de toutes et tous pour ses comportements quand pourtant, note Toni Morrison, ne fait véritablement que ce que lui dictent en tout temps son intelligence et son cœur. Elle ne trahira jamais son essence propre et ne sera fidèle qu’à elle-même ; une volonté que l’on pourrait opposer à celle de Nel de vouloir en tout point satisfaire Jude et ses enfants, qui se travestira de sorte au profit des siens ; une volonté que l’on pourrait également opposer à la résignation des Noir·e·s du Bottom quant à leur vie peu excitante.
“How you know?” Sula asked.
“Know what?” Nel still wouldn’t look at her.
“About who was good. How you know it was you?”
“What you mean?”
“I mean maybe it wasn’t you. Maybe it was me.”
« Comment sais-tu ? » dit Sula.
« Savoir quoi ? » Nel ne voulait toujours pas la regarder.
« Celle qui était bonne. Comment sais-tu que c’était toi ? »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Je veux dire ce n’était peut-être pas toi. C’était peut-être moi. »
Une altérité réprouvée
Toni Morrison décrit aussi en filigrane de son intrigue une société états-unienne basée sur l’oppression de toute personne issue de la diaspora africaine par la gent blanche – cette volonté étant un motif récurrent de son œuvre littéraire. Être Noir·e dans ces États-Unis-là, exprime la romancière, c’est vivre en tant qu’être jugé inférieur aux autres, c’est parfois même être réduit à un statut animal.
Si en 1920 l’esclavage est aboli en ce pays d’Amérique du Nord, les lois Jim Crow sont elles encore en vigueur dans ses États du Sud, imposant une nette séparation entre population noire et population blanche dans la vie quotidienne, notamment dans les lieux publics et lieux de rassemblement. Afin de rendre compte de cette ségrégation raciale singulière, Toni Morrison imagine en novembre de cette année-là la traversée du Nord au Sud d’une femme noire et son enfant. Helene Wright décide en effet de rendre visite à sa grand-mère Cecile, souffrante, afin de lui témoigner son respect. Durant son trajet de l’Ohio à la Nouvelle-Orléans, Helene, accompagnée de Nel, se trompe de wagon et entre dans celui réservé à la gent blanche. Elle réalise son erreur, s’apprête à la corriger, mais se retrouve bientôt devant un contrôleur blanc insensible : se poursuit alors une confrontation inédite au cours de laquelle la voix de Helene se couvre de sucre et de douceur. Son sourire impromptu, éclatant, inspire de la haine aux soldats noirs du wagon d’en-face qui regardent la scène.
Ces différences de traitement entre population blanche et « gens de couleur » sont davantage frappantes à mesure que Helene et Nel se rapprochent de Sundown House ; plus le voyage dans le Sud progresse, plus le malaise est saisissant. Là où dans le Nord existent encore quelques commodités pour les personnes dites « de couleur », dans le Sud, une autre bataille doit être jouée : là, ces espaces n’existent pas. Cela ne signifie pas que les Noir·e·s sont invité·e·s à user des seuls espaces disponibles, cela signifie que ces personnes dites « de couleur » doivent trouver d’autres manières encore de « vivre » au sein de la société qui leur est hostile. Ainsi la gent noire des wagons, mères et enfants compris·es, va par exemple soulager ses envies pressantes dans les champs situés à proximité des arrêts de gare, en dépit de pouvoir utiliser les seules toilettes disponibles, réservées à la gent blanche.
Il semblerait que Helene ait internalisé le racisme dont elle a été victime et ait ainsi décidé de renier tout ce qui pourrait lui porter préjudice, c’est-à-dire également une partie d’elle-même. Quand Nel lie connaissance avec sa grand-mère Rochelle, une Créole quadragénaire qu’elle trouve douce et accueillante nonobstant le jugement certain de sa mère, il est intéressant de noter l’aliénation de Helene : cette dernière jure ne pas savoir parler le créole néo-orléanais de sa mère et interdit tacitement à sa fille de jamais l’apprendre. De manière plus tragique, Helene trouve Nel bien moins « belle » qu’elle – Helene est décrite par l’écrivaine comme une « femme au teint jaune clair », a pale yellow woman à la custard-colored skin, la couleur de peau de sa fille, quant à elle, possède une once de crépuscule. Elle ordonne à Nel d’utiliser une pince à linge pour « tirer » son nez les soirs, afin qu’elle ait un « joli nez » quand elle sera grande – ce n’est qu’après sa rencontre avec Sula que la petite s’appliquera à cacher la pince à linge sous son oreiller la nuit. Aussi, tous les samedis Helene utilise un fer à lisser sur les cheveux de Nel, afin que cette dernière les ait moins crépus. À l’instar de Pauline Breedlove dans The Bluest Eye, Helene Wright réprouve l’apparence de sa fille, lui refuse en quelque sorte la possibilité d’être « belle » selon ses propres attributs.
Toni Morrison souligne davantage encore, dans un autre épisode capital de Sula, l’étendue du mépris de la communauté blanche vis-à-vis de la communauté noire, cette dernière n’étant pas même considérée pour sa nature et sa condition humaines par la première. Chicken Little est retrouvé mort par un marinier blanc, suite à sa noyade, coincé entre les cailloux et les mauvaises herbes. L’homme pense d’abord laisser là, sur le rivage, le corps sans vie de l’enfant pensant qu’il s’agit de la dépouille d’un adulte – le sort de l’adulte noir ne l’aurait pas concerné le moins du monde semble ainsi statuer Toni Morrison. Constatant sa méprise, il hisse le corps de Chicken Little à bord de son bateau, à l’aide d’un filet, et, plutôt que de pleurer le sort du garçon, se demande, will those people ever be anything but animals, « est-ce que ces gens […] seront jamais autre chose que des animaux », convaincu que les parents du garçon l’auraient noyé volontairement. Il ne prend donc guère soin du cadavre qu’il « [accroche] au bastingage » et laisse à demi plongé dans l’eau, puisqu’il n’est pas question pour lui d’une vie humaine tristement perdue mais d’une vie animale ; puis signale finalement l’enfant trouvé au shérif de l’embarcadère. Quand ce shérif lui explique que la communauté noire du coin vit au-dessus de Medallion, le marinier refuse de faire les deux miles qui l’en séparent. Les deux hommes considèrent alors replacer le corps de Chicken Little dans l’eau. L’enfant ne sera finalement rendu à ses proches que le quatrième jour après sa mort.
That was why Chicken Little was missing for three days and didn’t get to the embalmer’s until the fourth day, by which time he was unrecognizable to almost everybody who once knew him, and even his mother wasn’t deep down sure, except that it just had to be him since nobody could find him.
Voilà pourquoi Petit Poussin disparut pendant trois jours et n’arriva chez l’embaumeur qu’au quatrième jour, désormais méconnaissable pour presque tous ceux qui l’avaient connu, et même sa mère n’était pas sûre et certaine, sauf qu’il fallait que ce soit lui puisqu’on n’arrivait pas à le trouver.
Toni Morrison décrit de cette façon une certaine hiérarchisation de la population : une hiérarchisation qui serait établie selon la race, mais aussi selon l’origine ethnique, la religion et bien d’autres critères d’ordre socio-économique. Il va sans dire, dans ce contexte du début du XXe siècle, que toute personne noire est dédaignée de toute personne blanche. Mais il est aussi vrai que toute personne blanche n’est pas pensée égale à une autre, en toute situation. En guise d’illustration, les jeunes adolescents blancs, nés de parents irlandais, récemment immigrés, possiblement catholiques, sont profondément mésestimés des membres de la communauté blanche protestante de Medallion formant un ensemble homogène dans leurs mœurs. Leur origine, leur religion, leur accent en font des êtres « autres », différents, moindres. Pour en quelque sorte réaffirmer leur statut d’autorité, ces jeunes s’en prennent alors au chaînon suivant, les Noir·e·s qu’ils trouvent sur leur route.
Notons aussi, dans ce contexte singulier, que toute personne blanche est regardée de biais par la communauté noire. Ainsi Nel Wright est dite « juste assez foncée » pour échapper au jugement néfaste de vieilles Noires au pur « sang noir » qui apprécient négativement le métissage, puisque l’origine d’une « mule » et d’un·e « mulâtre » serait la même chose à leurs yeux. De cette même façon, le plus grand mal de Sula Peace, à son retour dans son quartier natal, serait, selon la rumeur, d’avoir commis « l’acte impardonnable », à savoir « coucher avec des Blancs ». Chaque population donnée ici – blanche, blanche immigrée, métisse, noire – doit évoluer selon son rang dans la société. En résulte en définitive, d’après Toni Morrison, un certain tropisme, un ensemble de comportements et sentiments induits par l’extérieur, une certaine adaptation en vue de survie : à titre d’exemple, un des prétendants de Sula nommé Ajax, sans cesse embêté par la police, se figure qu’il s’agit là de sa destinée en tant que Noir américain.
Une rose et sa tige
Sula est en définitive une héroïne mémorable pour sa liberté de vivre et éprouver en tant que femme noire née au début du XXe siècle dans une société états-unienne qui soit à la fois raciste, xénophobe et patriarcale. Elle ne se donne comme ligne de conduite que ce qui la fait vibrer, en toute situation, mais semble tout de même assaillie par un élan d’humanité pour celle qui a toujours été son amie, en dépit de leur ostensible antinomie : Nel est sans doute la seule personne dont l’opinion compte pour Sula, la seule personne à laquelle cette dernière souhaite donc encore parler au-delà de la mort.
Sula porte par ailleurs une tache de naissance partant du milieu de sa paupière pour s’arrêter près du sourcil, représentant pour la plupart[4] une rose et sa tige : cette « marque », symbolisant supposément sa féminité et son indépendance, noircit à mesure qu’elle grandit, à mesure qu’elle s’affirme dans ses choix de vie. Elle souligne davantage encore la singularité de Sula évoluant aux côtés d’êtres banals renonçant à l’extraordinaire, Toni Morrison décrivant par son unicité la difficulté que toute femme noire aurait à trouver un équilibre entre son attachement aux valeurs traditionnelles et sa propre émancipation.
Notes
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Toni Morrison pour l’édition présente de Sula parue chez Vintage Books. La version française de ces citations est la traduction offerte par Pierre Alien aux éditions Christian Bourgois. ISBN : 9782267007053.
- ↑ Helene Wright prend plaisir à manipuler Nel, à la brider dans sa créativité et son imagination ; Nel grandit alors polie et obéissante sous la direction vigilante de sa mère. Eva Peace considère son rôle de mère comme un devoir, une fatalité ; elle agit en tant que mère matriarche comme le suggère son prénom dérivé d’« Ève », la première femme de la Bible ; elle se donne de sorte droit de vie et de mort sur les siens. Hannah Peace aime sa fille, she loves her, mais ne l’apprécie pas, but does not like her – une appréciation qui semblera cruelle à Sula, adolescente.
- ↑ WILLIAMS (Tennessee). The Rose Tattoo and Other Plays. Londres : Penguin Books, « Modern Classics ». 2009. 352 pages. ISBN : 9780141186504.
- ↑ Il peut être intéressant de noter que cette tache de naissance se révèle sous d’autres images selon qui la regarde. Ainsi pour Jude Greene, cette dernière représente une espèce de serpent, un copperhead ou un rattlesnake (une vipère cuivrée ou un serpent à sonnette), symbolisant de sorte leur relation charnelle à venir, une trahison sans nom aux yeux de Nel. Pour Shadrack, elle ressemble davantage à un têtard, un tadpole, évoquant ainsi l’attachement de Shadrack à la nature et sa simplicité.