Romancière, nouvelliste et essayiste reconnue de la scène littéraire internationale, Zadie Smith est une écrivaine « forte » de ses convictions offrant des textes sur des sujets parfois polémiques de la société d’aujourd’hui, dont l’immigration et la diversité culturelle. Zadie Smith est d’ailleurs une femme métissée embrassant sa double culture : son ascendance jamaïcaine maternelle et sa filiation anglaise paternelle. Ses œuvres romanesques forment de sorte un ensemble littéraire cohérent dans lequel il est bien souvent question d’identité, du rapport de l’individu à la beauté et à la culture, et de métissage.
Dans son cinquième roman intitulé Swing Time, publié en France grâce à la traduction d’Emmanuelle Aronson et Philippe Aronson, Zadie Smith développe encore ces thématiques qui caractérisent tant son œuvre : Swing Time dépeint une amitié complexe, tout en offrant en filigrane une réflexion sur les différences ethniques et la célébrité. On découvre ici, grâce aux pensées désordonnées d’une jeune femme dont on ne connaît pas le prénom, l’univers impitoyable de la danse dans les années 1980 ; on est aussi entraîné dans les bouleversements d’une amitié que partagent deux danseuses qui grandissent ensemble. Cette relation humaine parfois toxique est juxtaposée à la lutte de la narratrice pour trouver sa voie une fois adulte.
À l’occasion de la parution de Swing Time en 2016, le New York Times offre un article permettant de mieux appréhender les influences et inspirations de la romancière : Zadie Smith: By the Book.

Des relations humaines intenses
Zadie Smith expose au sein de son roman une pluralité de relations humaines vitales quoique imparfaites, insuffisantes et pourtant essentielles, où parfois les rapports de force entre l’un et l’autre ne sont pas égaux.
Tracey et la narratrice anonyme de Swing Time vivent à Willesden, un quartier du Nord-Ouest de Londres. Zadie Smith choisit de montrer les premières minutes de leur rencontre : ces deux protagonistes ont alors sept ans et se tiennent dans une salle de danse de leur quartier. Elles sont les deux seules filles métissées de la classe, et comme une évidence ou un coup de foudre auquel elles ne peuvent résister, elles s’acceptent et s’allient avant même d’échanger un mot. Ensemble elles partagent leur amour pour la musique et la danse : elles sont fans de comédies musicales et d’Aimee, une pop star australienne qui fait sensation dans le monde entier. Elles apprennent dès leur enfance à se battre pour dépasser les a priori.
There were many other girls present but for obvious reasons we noticed each other, the similarities and the differences, as girls will. Our shade of brown was exactly the same — as if one piece of tan material had been cut to make us both — and our freckles gathered in the same areas, we were of the same height.[1]
Beaucoup d’autres filles étaient présentes, mais, pour des raisons évidentes, nous nous remarquâmes, relevant nos similitudes et nos différences, comme les filles en ont l’habitude. Nous avions exactement la même couleur de peau – à croire que nous avions été fabriquées dans le même tissu marron clair –, nos taches de rousseur se concentraient aux mêmes endroits, et nous avions la même taille.
Tracey est talentueuse. La danse est une révélation pour la jeune fille qui remporte subséquemment de nombreux prix en la matière. Son amie, en revanche, va rapidement découvrir ses limites physiques et son inhabilité. Pour elle, il n’est aucunement question de continuer la danse de manière professionnelle. La narratrice observe ainsi, de loin, Tracey intégrer une école d’art prodigieuse, un succès qui va grandement la désorienter et rapidement ternir leur relation si intense. Leur amitié complexe est au cœur de l’intrigue de Swing Time. Il s’agit d’une relation destructrice et dysfonctionnelle ; mais aussi salvatrice à bien des égards. Les deux femmes peuvent reposer l’une sur l’autre. Elles ont besoin chacune de l’autre pour se relever.
En parallèle à cette relation humaine centrale, Zadie Smith dévoile en filigrane le récit de deux autres êtres tout aussi importants pour la narratrice. Ainsi la relation que cette dernière entretient avec sa mère est particulièrement notable. Cette autodidacte aux idées arrêtées est, selon sa fille, le portrait de Néfertiti. Elle est noire, d’origine jamaïcaine, révoltée et féministe. Les deux femmes ont chacune des opinions bien tranchées souvent divergentes. On ressent toutefois un amour inconditionnel entre elles, quoique compliqué. Ces deux femmes n’attendent pas la même chose de leur vie. Leur relation évolue à mesure que les années passent, oscille entre hostilité et complicité. Leurs émotions et ressentiments sont finement travaillés par Zadie Smith. La romancière narre ici avec justesse les relations familiales.
Parce qu’il s’agit d’un roman d’apprentissage, Swing Time retrace également un fragment du parcours adulte de sa narratrice. Maintenant trentenaire, cette dernière est chargée en événementiels. Elle devient par un incroyable concours de circonstances la secrétaire attitrée d’Aimee, la star qu’elle adulait avec Tracey enfant. Bien que cette position pourrait être considérée comme un accomplissement à part entière, la narratrice laisse entendre son inconfort et ses doutes. Ici elle ne « brille » pas : elle est seulement l’ombre de cette artiste à la carrière internationale. Aimee a envie de montrer au monde qu’elle est capable de grandes choses et décide de construire une école dans un pays d’Afrique de l’Ouest, peut-être sans comprendre réellement l’impact de ses actions. Les deux femmes se rendent ensemble sur le continent africain, un déplacement qui les contraint à une certaine proximité.
Zadie Smith utilise ces trois relations humaines – celles que la narratrice entretient avec Tracey, avec sa mère et avec Aimee – pour décrire la défaillance des définitions immuables que l’on attribue aux relations amicale, familiale et professionnelle. Tracey n’est pas qu’« une amie », constitue à bien des moments de la narration la seule famille de la narratrice ; sa mère est parfois une étrangère, malgré leurs liens du sang inaltérables ; Aimee, sa responsable, devient par la force des choses une figure quotidienne, constitue une sorte de « famille » également.
L’ambiguïté des relations humaines est palpable : elle est d’autant plus forte si on prête attention aux différences culturelles d’autrui.
Une question de culture
Zadie Smith insiste au sein de Swing Time sur l’assertion suivante : « Tout est une question de culture. » Son roman évolue en circonvolution autour de l’Angleterre, la Jamaïque (en filigrane) et l’Afrique de l’Ouest (présument la Gambie et le Sénégal). Ces trois régions lui permettent de parcourir un grand nombre d’éléments de culture. L’écrivaine enrichit en effet son énonciation de diverses références littéraires, musicales et cinématographiques.
Le titre de ce roman, Swing Time, est choisi en référence à un film éponyme dans lequel Fred Astaire, acteur et chorégraphe états-unien, joue dans les années 1930. L’écrivaine décrit avec minutie une scène du film[2] dans laquelle le danseur, en hommage à Bill Robinson – artiste états-unien aussi connu sous le pseudonyme « Bojangles » –, effectue une série de pas en claquettes. Avec cet extrait bien précis en tête, Zadie Smith s’interroge sur les notions du regard de l’autre et de l’appropriation culturelle. Quand la narratrice du roman visualise cette vidéo en tant que femme de couleur vivant en Angleterre, elle ne peut que saluer la prouesse de Fred Astaire, un artiste acclamé par ses pairs et des générations de danseurs. Quand elle montre cette même vidéo à son ami d’origine africaine, elle ne comprend d’abord pas pourquoi celui-ci fait la moue… avant de réaliser que l’acteur est maquillé d’un visage noir, une pratique appelée singulièrement le blackface.
Zadie Smith l’enseigne ici : chaque personnage de son roman, chaque être humain véritablement, a sa perception des choses. Et cette vision très personnelle est souvent propre au passé de l’individu en question, mais aussi propre à son environnement social et son appartenance ethnique et culturelle. Swing Time présente une mosaïque d’images attestant cette vérité.
L’écrivaine anglaise propose en outre une multitude de références culturelles. Elle évoque ainsi, en guise d’illustrations, Jeni Legon, une actrice et danseuse de claquettes états-unienne ; le kankurang, une danse colorée pratiquée en Afrique de l’Ouest ; la littérature nord-américaine avec notamment la nouvelle de James Baldwin intitulée Sonny’s Blues ; les comédies musicales des années 1930 ; les expressions britanniques classiques…
Le voyage en Afrique de la narratrice est, par ailleurs, brillamment conté par Zadie Smith. On retrouve dans ses descriptions des chemins colorés aux senteurs exotiques, mais aussi la pauvreté criante de certains des habitants. Intelligemment, Zadie Smith délivre une image des Occidentaux venus constater une misère que les habitants locaux ne semblent pas ressentir en tant que telle. Bien que ces derniers soient conscients de leurs manques à bien des niveaux, ces résidents sont aussi heureux de vivre et de partager en famille, des valeurs qui n’existent pas (ou peu) pour la narratrice et pour Aimee.
No one is more ingenious than the poor, wherever you find them. When you are poor every stage has to be thought through. Wealth is the opposite. With wealth you get to be thoughtless.
Personne n’est plus ingénieux qu’un pauvre, quel que soit l’endroit où il vit. Quand on est pauvre, il faut penser à chaque étape. La richesse, c’est le contraire. Avec la richesse, on a tendance à ne pas réfléchir.
Ces éléments culturels sont distillés au cœur d’une structure littéraire quelque peu complexe, où la chronologie importe peu.
Une structure littéraire originale
L’énonciation de Swing Time peut paraître déstabilisante de prime abord. Zadie Smith opte ici pour une narration saccadée, mélangeant les épisodes de vie de sa narratrice à chaque nouveau chapitre. Les événements constituant l’intrigue ne se déroulent ainsi pas dans l’ordre dans lesquels ils sont décrits : on suit tour à tour les aventures des fillettes danseuses dans les années 1980, l’épopée africaine d’une jeune trentenaire aux côtés d’une artiste ingénue, les opinions politiques grandissantes d’une femme féministe. Cette structure littéraire évoluant telle une courbe sinueuse progresse sans doute à la mesure d’un swing : il n’y a pas de claire séparation entre le passé, le présent et le futur, et l’issue de chaque épisode n’est souvent conté qu’après l’introduction d’autres épisodes, rendant l’entièreté du roman parfois complexe. Zadie Smith propose en effet une immersion totale dans la vie de sa protagoniste féminine principale, simulant de sorte les pensées chamboulées de sa narratrice.
Swing Time bénéficie néanmoins d’une prose subtile ne manquant pas d’humour. Avec ce roman, Zadie Smith crée un univers insolite permettant de réfléchir à la question : « Comment devient-on ce que l’on est ? »
A truth was being revealed to me: that I had always tried to attach myself to the light of other people, that I had never had any light of my own. I experienced myself as a kind of shadow.
J’eus une révélation : j’avais toujours essayé de m’attacher à l’éclat d’autrui ; je n’avais jamais produit ma propre lumière. J’eus le sentiment d’être une sorte d’ombre.
Notes
- ↑ Toutes les citations en langue anglaise de cette chronique sont issues du texte original de Zadie Smith pour l’édition de Swing Time parue chez Penguin Books. La version française de ces citations est la traduction offerte par Emmanuelle Aronson et Philippe Aronson au sein de Swing Time, ouvrage de la collection « Du monde entier » de la maison d’édition Gallimard.
- ↑ Fred Astaire interprétant une série de pas en hommage à Bill Robinson dans le film Swing Time. URL : https://www.youtube.com/embed/-A6h12Qj9Cc